
Voilà des mois, des années que les personnels soignants alertaient sur le manque de moyens et les dérives administratives de l’hôpital public. Puis le Covid-19 est arrivé, et ce qui était impossible hier est devenu possible : plus d’argent, plus de lits, moins de paperasse. Jusqu’à quand ? Alors qu’Emmanuel Macron était de nouveau ce matin à la Pitié-Salpêtrière, les soignants attendent des mesures fortes.
en janvier 2020, plus de 1 200 chefs de service et de pôle, sur tout le territoire, démissionnaient de leurs fonctions administratives.
Dérives de la tarification à l’activité (T2A) mise en place en 2004, invasion d’une bureaucratie toujours plus pesante, fuite des talents vers le privé, pénurie de candidats paramédicaux, fermetures de lits… les signaux d’alarme, toujours plus nombreux, clignotaient autour de l’hôpital, fleuron du service public à la française, envié et respecté dans le monde entier.
Et le Covid-19 est arrivé. En quelques jours, la santé publique française s’est mobilisée, réorganisée, renforcée. Des services entiers se sont transformés pour accueillir des patients en réanimation (le nombre de lits a triplé en un mois), des centaines de malades ont été transférés vers des régions moins touchées, des personnels redéployés, du matériel commandé, des renforts sont arrivés… Deux mois plus tard, l’épidémie régresse, la (première ?) vague est passée, l’hôpital a tenu. Suscitant l’immense gratitude de citoyens applaudissant chaque soir à leur fenêtre et le respect de dirigeants politiques qui n’ont cessé de louer ces équipes. (...)
Pendant presque deux mois, le Covid-19 a concentré toute l’attention, tous les moyens, tout le personnel. « On a fait face au prix d’une suspension de tout le reste du jour au lendemain, témoigne Florence Pinsard, cadre de santé (infirmière manager qui coordonne les équipes) à l’hôpital de Pau, où elle a fondé l’antenne locale du CIH fin 2019. Il n’y avait plus une consultation, plus une opération sauf extrême urgence. » (...)
Au-delà de cette mobilisation inédite, un profond revirement a été ressenti par les personnels soignants (médecins comme paramédicaux). Une ouverture de vannes sans précédent sur le plan matériel, d’abord. « D’un coup, tout devenait possible, poursuit Florence Pinsard. Les thermomètres sans contact que je demande en vain depuis plusieurs années pour mes patients âgés ? La commande est partie en urgence. Il suffisait d’un mail au service des achats pour obtenir du matériel. (...)
Pour une fois, le discours de tout le monde allait dans le même sens : priorité à la bonne prise en charge. Pendant des semaines, on n’a plus entendu parler d’économies, les soignants disaient ce qu’il leur fallait, l’administration se débrouillait pour fournir. » (...)
Non seulement les moyens ont plu, mais toutes les lourdeurs dénoncées depuis si longtemps se sont évaporées. Un choc de simplification massif, qui a redonné du baume au cœur à de nombreux soignants. Stéphane Velut, chef du service de neurochirurgie du CHRU de Tours et auteur du « tract » L’Hôpital, une nouvelle industrie (éd. Gallimard, janvier 2020), décrit : « On a vu dans de nombreux établissements le retour d’une ferveur, d’un enthousiasme à venir travailler, comme un sens retrouvé du métier, malgré l’extrême dureté des conditions de travail pendant cette épidémie. Jusque-là, nous, soignants, étions au service des malades mais aussi d’une administration qui nous demandait sans cesse de faire plus avec moins, et qui obéissait elle-même à un ministère du Budget omnipotent. Avec le Covid, tout a changé : Bercy a disparu, et les directions des hôpitaux ont eu la latitude financière (...)
Hélas, l’accalmie n’aura duré que le temps de cette vague, d’une violence inouïe, qui s’est abattue sur les centres hospitaliers français. Depuis le début de la décrue de l’épidémie, les vieilles habitudes refont surface. (...)
Déjà, on entend de nouveau parler du taux d’occupation des lits, de durée moyenne de séjour, etc. Je redoute la prochaine réunion générale d’encadrement, où chaque service est félicité ou réprimandé selon de purs critères de gestion : nombre d’entrées et de sorties, taux d’absentéisme, rentabilité des actes effectués… »
Stéphane Velut confirme : en deux jours et demi, début mai, il a reçu « six mails de deux pages en moyenne, avec quatorze pièces jointes, dont la moitié sont incompréhensibles ». Le 3 mai, il a cosigné avec dix-neuf autres praticiens hospitaliers une tribune, publiée par Le Figaro, demandant notamment le maintien de la « réduction drastique des procédures administratives » observée pendant la crise : « On a pu sortir de cet enfer paperassier, il ne faudrait pas y retomber », écrivaient-ils. (...)
Le CIH le pressent : « Si on remet le doigt dans l’engrenage du fonctionnement d’avant mars, il ne s’arrêtera plus jamais », résume François Salachas. Le temps est donc venu de rappeler les exigences martelées depuis des années et de confronter le pouvoir à ses engagements. (...)
Même si Emmanuel Macron, de nouveau en visite ce vendredi 15 mai à l’hôpital de La Pitié-Salpétrière, a assuré vouloir « mettre fin à la paupérisation » du personnel soignant. « On guette, témoigne Florence Pinsard, on entend les annonces, indispensables, pour les entreprises, les intermittents du spectacle ou le tourisme, et on attend celles pour l’hôpital, qui vient quand même de faire la preuve de son rôle central dans notre société ! » Les primes annoncées par le gouvernement de 500 ou 1 500 euros pour les personnels hospitaliers, selon les territoires et les établissements plus ou moins frappés par l’épidémie, sont évidemment bienvenues (le décret sur cette prime a été publié au Journal Officiel ce 15 mai, NDLR). Mais, d’une part, elles ne sont toujours pas versées ‒ pas plus que la rémunération des étudiants infirmiers qui ont été réquisitionnés ‒ et, d’autre part, le CIH prévient qu’elles ne pourront remplacer des augmentations incontournables. (...)
Loin d’apaiser cette colère, les annonces, le 13 mai, par la porte-parole du gouvernement, Sibeth Ndiaye, d’un hommage le 14 juillet « à toutes les personnes engagées dans la lutte contre le Covid-19 », à travers notamment une promotion spéciale de la Légion d’honneur et la réactivation d’une « médaille de l’engagement » face aux épidémies créée en 1885 (pour récompenser les soignants qui étaient vaillamment venus à bout du choléra l’année précédente), n’ont fait qu’attiser les inquiétudes. (...)
« Il ne s’agit pas seulement d’augmenter les salaires, précise Stéphane Velut, mais de revoir de fond en comble la philosophie de la santé publique, de redonner du pouvoir aux médecins, qui sont les vrais experts du soin, et de renoncer à des objectifs de rentabilité. » (...)
Un chantier « colossal », dont le retard au démarrage fait peser sur les équipes soignantes des risques de délitement très concrets et immédiats. (...)
En régions, on manque de médecins, et dans les grandes villes, de personnel paramédical car les salaires ne permettent pas d’y vivre décemment ! Nos dirigeants ne mesurent pas le risque de destruction rapide et durable de l’hôpital public. On a fait face à l’urgence, mais on ne pourra pas le faire une deuxième fois. » (...)
Or, la reprise économique si cruciale s’appuie, notamment, sur un hôpital capable de prendre en charge les malades à venir, pour éviter de nouveaux confinements. pour se mettre à notre service, donc à celui des malades, d’une manière totalement inédite. Des procédures administratives très pesantes se sont incroyablement allégées. » (...)