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Les sens de 1989 : Des révolutions démocratiques
JEAN YVES POTEL Ecrivain et historien de l’Europe centrale
Article mis en ligne le 7 septembre 2019
dernière modification le 6 septembre 2019

1989 restera, qu’on le veuille ou non, une année de révolutions en Europe. Un « moment charnière » dit-on pudiquement aujourd’hui, un événement qui se réfère dans le temps court au verrouillage de l’ordre international symbolisé en 1945 par le traité de Yalta, et sur la longue durée aux révolutions de 1917, 1848 ou 1789. C’est un moment historique qu’il faut appréhender en tant que tel.

Le discours commémoratif qui s’esquisse ces derniers temps, en France, ne peut se réduire aux aspects mémoriels ou à l’autojustification. Les trente années passées nous fournissent suffisamment de recul pour comprendre pourquoi et comment ces révolutions européennes ont eu lieu, et quelles en sont les répercussions à long terme. En quoi ont-elles ouvert les transformations politiques et sociales que nous vivons aujourd’hui ? Pour avoir suivi attentivement ces processus depuis les années 1970, je vous propose des réflexions sur les sens de 1989, en trois volets. (...)

Commençons par l’événement fondateur. 1989 se présente sous de multiples facettes, dans le temps comme dans l’espace. Les Polonais ou les Hongrois n’aiment guère partir de la chute du mur de Berlin, et les Tchèques rappellent que la « révolution de velours » n’aboutit qu’en décembre. Et que dire des Roumains, des Lituaniens, des Albanais ou des Yougoslaves, sans oublier l’Union soviétique qui n’a été dissoute que le 26 décembre 1991 ! Donc, si nous voulons dépasser le cliché médiatique, il faut revenir sur cette délimitation, et éviter de définir l’événement en préfiguration d’un autre, par exemple l’entrée de plusieurs États dans l’Union européenne intervenue en 2004-2006. Les foules de 1989 étaient mobilisées sur des revendications démocratiques, elles rêvaient d’une grande Europe libre, mais ne se battaient pas pour le détail du futur traité d’adhésion de 2004 ! (...)

Trois grands bouleversements se sont imposés sur le continent ces années là : l’effondrement en quelques mois de tous les régimes communistes du continent ; la réunification de l’Allemagne et, last but not least, trois guerres dans l’espace yougoslave. Oui, 1989 a réintroduit la guerre en Europe avec des centaines de milliers de morts, des villes détruites et des pratiques génocidaires ! Quant à l’Union soviétique, elle s’est auto-dissoute après un putsch manqué de généraux conservateurs. (...)

Ce fut donc une sortie multidirectionnelle du communisme. Elle diffère de la vision idyllique d’une marche inéluctable vers la démocratie. Elle résulte d’un enchaînement de crises politiques, de leur interaction (...)

L’Histoire s’accélère en 1988 avec de nouvelles grèves en Pologne, la chute de Kadar en Hongrie, la suspension de l’autonomie de la Voïvodine en Yougoslavie, suivie du grand discours nationaliste de Milosevic au Kosovo. Puis il faut étendre l’analyse jusqu’à la fin 1991 – sans oublier l’union économique des deux Allemagne (1er juillet 1990) et le traité « 4+2 » à Moscou qui restaure la souveraineté allemande et fixe les frontières polonaises (27 septembre 1990) –, poursuivre avec le démantèlement de l’Empire soviétique ainsi que les premières élections libres en Albanie, l’indépendance de la Slovénie et de la Croatie, celle des pays baltes, l’occupation de la place de l’université et les « minériades » à Bucarest. Dès lors, 1989 n’est plus seulement la fin d’un régime ou d’un Mur, c’est la fin d’un monde, de l’ordre qui s’était organisé à Yalta après la seconde guerre mondiale. Et les « sorties du communisme » n’ouvrent pas forcément sur la démocratie, aussi sur l’effondrement de trois fédérations (soviétique, yougoslave et tchécoslovaque), sur des guerres ou sur des régimes autoritaires comme en Russie. Elles redistribuent complètement les cartes des relations internationales[2].

Dans la discussion récurrente sur l’influence des facteurs intérieurs et extérieurs – Qui est responsable de l’effondrement des régimes communistes, Gorbatchev ou Walesa ? –, cette approche globale d’un enchaînement de crises qui interagissent, a l’avantage de mettre en valeur la mécanique de l’événement, ses engrenages. Elle situe et mesure les impulsions extérieures. (...)

L’interaction donnait du mouvement à cet enchaînement des crises, en liant des situations nationales et internationales. (...)

L’enchaînement fit de l’imprévu le principal moteur de ce moment. On ne pouvait que constater l’inadéquation évidente entre les discours et les actes des principaux protagonistes de cette période. (...)

Nous avons assisté au triomphe du pragmatisme, particulièrement chez les gouvernants. Gorbatchev par exemple, n’a rien maitrisé. Il a été pris à son propre jeu, comme un apprenti sorcier, mais ses initiatives ont eu un rôle décisif. La plupart des acteurs dans cette affaire, ont été totalement submergés par le cours des événements. En général, ils avaient un programme, ils avaient des idées, mais ils les changeaient à mesure qu’ils avançaient. (...)

La crise de 1989 était comme portée par elle-même, comme dirigée par des mutants.

La perestroïka était devenue une opportunité pour des mouvements intérieurs qui ne s’identifiaient pas à ses objectifs de sauvetage du système, bien au contraire. (...)

Seuls deux personnages se sont tenus à leur programme et ont, d’une certaine manière, atteint leurs objectifs : Helmut Kohl et Slobodan Milosevic. Le second a mené une politique de construction d’un État nationaliste grand serbe par la guerre. Il y est momentanément parvenu en saisissant l’opportunité de l’effondrement du système bipolaire de la Guerre froide. Il préfigurait l’émergence de nouvelles puissances et d’ambitions régionales, qui a caractérisé la période suivante. Il a fait la guerre à ses voisins, provoqué la mort d’au moins 130 000 personnes essentiellement des civils, des centaines de milliers de blessés, deux millions de réfugiés et déplacés ! Ce n’est pas rien. Il a fallu une réaction – trop tardive ! – de la « communauté internationale » pour stopper ce processus, et figer un ensemble de petits États nationalistes qui se haïssent mutuellement.

D’un autre côté, la volonté d’Helmut Kohl de réunifier pacifiquement l’Allemagne s’est accomplie rapidement. Kohl n’était vraiment pas un révolutionnaire, pourtant il faut admettre la qualité de son intuition politique, son efficacité et sa ténacité. Il a su défendre et conduire son projet de base à contre courant de ses pairs européens. Un des seuls à s’y tenir à ce moment. Il a réunifié l’Allemagne dans la douleur (pour ceux de l’Est !), et en a fait la principale puissance au cœur de l’Europe.

*

Effondrement des régimes communistes, fin de la Guerre froide, établissement de nouveaux régimes démocratiques, démantèlement des économies administrées, implosion de l’empire soviétique, autant de facettes d’un même événement « 1989 » qui a ouvert une nouvelle époque. Il a été un bouleversement européen de grande ampleur qui, dans la plupart des cas, aboutit sans violence à ce que nous appellerons une révolution démocratique. Il validait en Europe centrale, la stratégie dite du « nouvel évolutionnisme », théorisée par Adam Michnik et Vaclav Havel dans les années 1970-1980. Toutefois, les acteurs et les observateurs du moment ont hésité à le qualifier : à quoi assiste-on, s’agit-il d’une révolution en absence d’affrontements violents ? (...)

« L’issue révolutionnaire » dépend principalement de la capacité des prétendants à maîtriser la violence légitime.[8] En Pologne, Hongrie, RDA et Tchécoslovaquie le ralliement au processus d’une partie de l’appareil du pouvoir (les « réformateurs ») et le laisser-faire de l’Union soviétique dirigée par Gorbatchev, neutralisent les forces de répression qui basculent du côté des opposants légitimés par des scrutins aux accents de plébiscites. En Roumanie, une fraction de l’armée et de la Securitate se range au côté des insurgés et légitime les postulants au contrôle exclusif de l’État en se retournant au besoin, contre une partie des « révolutionnaires » (juillet 1990). En Serbie, le clan Milosevic berne l’armée fédérale en se présentant comme un partisan du yougoslavisme, la réorganise et entreprend une « serbisation » par la guerre. Dans les pays Baltes, lorsque le pouvoir fédéral soviétique tente, à Vilnius en janvier 1990 notamment, de réprimer la mobilisation nationale, une partie de la troupe (y compris les régiments d’élite !) se rallie aux manifestants.

Ainsi, dans le détail, et selon un enchaînement que les projets ou rêves des acteurs n’avaient pas prévu, la « grande secousse » de 1989 est devenue la dernière grande révolution européenne du XXe siècle. Elle a ébranlé le monde et beaucoup de grands esprits[9]. (...)