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Les réfugiés au Liban, d’un pays en ruine à l’autre
Article mis en ligne le 22 août 2021

Le jour de l’explosion, Tarek Othman est monté au port dès qu’il a pu, avec une équipe de la Défense civile palestinienne, afin de prêter main-forte aux secouristes déjà sur place. « Le port de Beyrouth ne ressemblait en rien aux photos qu’on a pu voir, assure Tarek. C’était surréel. On n’avait pas de matériel, pas même de chiens, alors pour chercher les corps, on essayait de sentir s’il y avait une mauvaise odeur quelque part. Si on voyait beaucoup de mouches à un endroit, ça voulait dire qu’on allait trouver un cadavre. »

Ce jour-là, d’épuisement, Tarek a crié sur un officier de police pour la première fois. « J’étais très en colère. Je portais des fragments de corps qu’on avait mis dans des sacs en plastique, je cherchais quelqu’un à qui les remettre pour les identifier, et personne ne s’en souciait. J’ai trouvé le capitaine et je lui ai crié dessus pour qu’il fasse quelque chose. Comme je suis palestinien, je ne suis pas habitué à parler comme ça... Mais il a fini par appeler quelqu’un », se souvient-il. (...)

La catastrophe recommencée

À Chatila, dans la banlieue sud de Beyrouth, le 4 août 2020 a revêtu des allures de tragédie ordinaire. Suffisamment loin du port pour ne pas être directement affectés, mais suffisamment près pour être directement concernés, les habitants du camp palestinien ont moins subi les conséquences de l’explosion que celles de la crise économique qui épuise le pays. Bien vite, l’élan de solidarité né du désastre a refait place à l’oubli dans lequel sont habituellement plongés les réfugiés au Liban.

Dans ce camp palestinien établi en 1949, un an après la nakba (l’exode palestinien provoqué par la création de l’État d’Israël), et qui accueille désormais de nombreux Syriens ayant quitté leur pays en guerre, la misère est familière depuis longtemps déjà. Ces deux dernières années ont marqué un effondrement supplémentaire que personne n’aurait pu soupçonner.

Em Hisham, réfugiée palestinienne qui vit ici depuis trente ans, n’a jamais vu ça : « Ce sont les temps les plus difficiles que j’aie jamais connus. Même pendant la guerre civile, quand j’habitais à Tel al-Zaatar ou à Dbayeh [deux camps où ont eu lieu des massacres, ndlr], la vie était plus simple, on trouvait encore des choses. Maintenant, tout a changé : il n’y a pas d’électricité, pas d’eau, rien. » (...)

Insécurité chronique

Dans la rue principale du camp, l’ambiance est à la fois morne et survoltée. Les scooters et vendeurs de fruits ambulants slaloment entre les nids-de-poule gorgés de boue, devant des riverains indifférents assis sur des marches, une chaise ou un balcon. Toute la journée, les mêmes scènes se répètent : on négocie le kilo de viande devenu bien trop cher, on demande des nouvelles du voisin ou on partage une chicha pour tuer le temps, sous l’œil bienveillant des affiches de Yasser Arafat épinglées sur les murs. Dans les ruelles adjacentes, l’étroitesse des passages laisse place au calme et à quelques deals de drogue. (...)

« Il y a beaucoup de problèmes d’addiction chez les jeunes ici », relève Tarek Othman, membre de l’ONG Ahlam Lajea (« Rêves d’un réfugié »), qui organise des cours pour les enfants et offre des opportunités d’emplois aux plus âgés –une façon de lutter contre la pauvreté et la violence. Sur la façade défraîchie d’un immeuble, il montre de grandes banderoles où ont été imprimés les portraits d’une dizaine de jeunes hommes : « Celui-ci est mort à cause de la drogue, celui-là s’est électrocuté avec un fil dans la rue, lui jouait avec un explosif, lui s’est suicidé, lui a eu un accident de moto, lui a été tué dans une fusillade... »

L’insécurité est un sujet récurrent dans les camps de réfugiés, où la circulation d’armes et les risques de radicalisation suscitent régulièrement les inquiétudes des habitants, des associations travaillant sur place et de l’armée. (...)

Le camp de Chatila, qui s’étend sur un petit kilomètre, recèle une densité folle de population, avec un nombre d’habitants qui selon les estimations varie entre 20.000 et 40.000, dont plus de la moitié sont désormais syriens –comme pour toute chose au Liban, les chiffres ne sont jamais officiels, car ils menacent toujours de remettre en cause l’équilibre supposé des quotas confessionnels.

En dépit de la surpopulation du camp, Chatila fonctionne comme un village coupé de la capitale et où tout le monde se connaît, pour peu que l’on partage la même nationalité. Car même parmi les réfugiés, certaines rivalités sont tenaces et se sont aggravées depuis la crise. « Les Syriens eux, ils ont le privilège de pouvoir rentrer en Syrie, alors que nous, on ne peut pas retourner en Palestine », lance ce quadragénaire, qui aussitôt après assure ne rien avoir contre les Syriens, « mais quand même... » (...)

Que ce soit à Chatila, à Beyrouth ou partout ailleurs au Liban, le mythe des Syriens venus bénéficier de toutes les aides internationales perdure et se renforce. On les accuse d’avoir mis une pression considérable sur le pays (...)

En réalité, les aides internationales tombent au compte-gouttes dans les foyers syriens et beaucoup n’en ont jamais vu la couleur. (...)

En 2015, le gouvernement libanais a demandé à l’UNHCR d’arrêter d’enregistrer les nouveaux ressortissants syriens qui arrivaient au Liban. Ils ne sont donc, selon le dernier rapport datant de mars 2021, que 855.172 a avoir été enregistrés officiellement, soit à peine plus de la moitié. Pour ceux-là, l’UNHCR pourvoit une assistance mensuelle en cash de 400.000 livres par famille (l’équivalent de 20 dollars), complétée par une aide de 100.000 livres (soit 5 dollars) par personne versée par le Programme alimentaire mondial :

« Nous atteignons 80% de la population de Syriens réfugiés. C’est de loin très insuffisant, souligne Dalal Harb, chargée de communication du UNHCR au Liban. Déjà avant l’explosion du port de Beyrouth, les Syriens étaient confrontés à une situation apocalyptique qui se détériorait depuis des années au Liban. On estime que neuf Syriens sur dix vivent dans l’extrême pauvreté : cela signifie qu’ils touchent moins de 300.000 livres par mois [15 dollars, soit 50 centimes par jour, ndlr]. »

Alors que le gouvernement libanais fait depuis des années la promotion du retour des réfugiés syriens, les conditions de possibilité de ce retour sont toujours loin d’être réunies (...)

« Les relations avec les gens ont changé, déplore Hassan. Il est très difficile de trouver du travail aujourd’hui. Avant, j’arrivais à aller dans les champs au moins trois fois par semaine, mais maintenant, même obtenir un seul jour est difficile. Parfois, on n’est même pas payés par l’employeur, mais on ne peut pas protester pour défendre nos droits car on n’a pas de papiers légaux. »

Quand ils sont arrivés ici, ils pensaient pouvoir rentrer en Syrie au bout d’un ou deux ans. Mais alors que la guerre se poursuit et que leur maison a été détruite, il leur est impossible de rentrer à Homs, où ne les attendent que les cendres et la violence du régime de Bachar el-Assad. Quand il ne s’inquiète pas de ce qu’il pourra trouver à manger, Hassan s’inquiète pour ses enfants, dont l’éducation a été brutalement interrompue. (...)

Ali Khaled al-Obeid a pu placer sa fille de 12 ans à l’école, grâce à l’UNHCR ; mais il a sept autres enfants qui n’ont pas eu cette chance. Les Nations unies lui versent une aide mensuelle d’un million de livres libanaises (l’équivalent de 50 dollars), mais ce n’est pas suffisant pour couvrir le coût de la vie au quotidien. Alors souvent, il essaye d’emprunter de l’argent autour de lui, ou d’acheter à crédit dans les épiceries du quartier. Son épouse, Souria al-Obeid, redoute surtout l’arrivée de l’hiver. L’an dernier, de fortes pluies ont ravagé leur tente et tous les enfants sont tombés malades. (...)

S’adapter dans la crise et l’hostilité

La vie hors des camps n’est pas beaucoup plus enviable. Sarine Karajerjian, chercheuse travaillant à l’Arab Reform Initiative, qui mène une thèse d’ethnographie sur les femmes syriennes installées à Beyrouth, pointe les difficultés d’adaptation auxquelles ont fait face de nombreux déplacés : « Les Syriens ont vécu des traumatismes en quittant leur pays, ils ont perdu des proches, ont dû abandonner leur vie, leurs parents, et il leur faut maintenant réinventer de nouvelles formes d’existence. Beaucoup viennent de milieux ruraux et se sont trouvés projetés dans des milieux très urbanisés, dans plusieurs quartiers de Beyrouth comme Ras el-Naba’a, la Karantina, Bourj Hammoud, Geitawi ou Achrafieh... Certaines femmes qui ne travaillaient pas en Syrie ont aussi dû chercher un emploi au Liban pour s’adapter au changement économique. » (...)

Les discriminations dont font l’objet les réfugiés au Liban sont largement inscrites dans les lois et renforcées par les institutions. Que cela concerne le droit du travail (de nombreux emplois, comme ceux liés aux professions libérales ou à la fonction publique, sont interdits aux Palestiniens, quand les Syriens se retrouvent cantonnés aux secteurs de l’agriculture, de la construction et des services), le droit à la propriété (à laquelle ne peuvent accéder les réfugiés), l’accès aux services sociaux, à l’éducation ou à la mobilité internationale, une multitude de barrières juridiques visent à marginaliser les réfugiés et les relèguent le plus souvent aux secteurs informels.

De fait, le Liban n’est pas signataire de la Convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés et a inscrit dans sa Constitution le refus de l’implantation de ces derniers (...)

Le gouvernement libanais a par ailleurs refusé de créer des camps syriens, par crainte de les voir se pérenniser, et a opté pour l’installation de simples campements informels faits de tentes et de refuges collectifs. (...)

Les Palestiniens du Liban sont quant à eux soumis à un statut spécial de réfugié, qui vise à les considérer comme des résidents temporaires quand bien même les générations se succèdent, faute de pouvoir revenir en Palestine occupée, et qui mène souvent à des aberrations. Saïd, qui habite en France depuis quatre ans désormais, attend ainsi d’obtenir la nationalité française pour pouvoir rentrer au Liban et acheter la maison dans laquelle habite sa mère, privée d’accès à la propriété : « Tous les étrangers peuvent acheter au Liban, mais les Palestiniens ne peuvent pas. Si je n’ai pas la nationalité française, on va tout perdre », explique-t-il.

Parfois, ces différences de statut revêtent les allures du pragmatisme ou de la charité : c’est ainsi qu’en 2014, le ministère de l’Éducation libanais a instauré dans les écoles le système du « second shift » visant à accueillir les enfants syriens l’après-midi, quand les enfants libanais ont cours le matin. Si cela permet en théorie d’avoir des programmes plus adaptés pour les réfugiés, dont la scolarité a souvent été bouleversée par la guerre, cela concourt également à normaliser la mise à l’écart de toute une partie de la population. À 17 ans, Maysam, la fille de Mona, a régulièrement des problèmes avec des jeunes Libanais qui l’insultent et lui disent de rentrer en Syrie. (...)

Dans ces conditions, de nombreux réfugiés se trouvent tiraillés entre leur sentiment d’appartenance vis-à-vis du Liban et le fait d’y être sans cesse réprouvés. (...)

Pour Abbas Mas, Syrien originaire de Hama arrivé à Beyrouth en 2018, c’est l’explosion du 4 août qui a marqué un tournant : « J’ai vécu sept ans dans la guerre en Syrie, et si je n’avais pas été dehors pour récupérer un ami en moto au moment de l’explosion, j’aurais été tué dans mon appartement, qui a été complètement détruit. Quelque chose a changé à partir de ce jour. Je me suis senti plus connecté à Beyrouth, à mes voisins, à toutes les familles affectées, parce qu’on a tous souffert de la même chose. Avant, je ne me sentais pas légitime pour participer à la thawra mais maintenant, dès qu’il se passe quelque chose, je vais manifester. » Le 4 août 2021, alors que la population rendait hommage aux victimes tuées un an plus tôt, Abbas était en première ligne de la grande manifestation organisée devant le Parlement pour réclamer justice.

Mais avec l’aggravation de la crise économique, comme tout le monde ici, il songe à quitter le pays (...)

Pour Tarek, la résolution est déjà prise : lui qui a une petite fille épileptique dont la survie dépend de son accès à la Dépakine, quittera le Liban le jour où son stock de médicaments sera épuisé. « Je vendrai tout ce que j’ai et je partirai pour ma fille, même si je dois payer une fortune et faire appel à un passeur. Il me reste des boîtes pour six mois maintenant. » (...)