
Le chercheur Demba Moussa Dembélé analyse les conséquences de la pandémie en Afrique. Et esquisse des solutions pour rompre avec les effets désastreux des politiques néolibérales dictées par les instances internationales.
Comment se déroule la crise du coronavirus au Sénégal, du point de vue sanitaire, mais aussi de ses conséquences économiques ?
Demba Moussa Dembélé : Le Sénégal est, comme la plupart des pays d’Afrique, touché par la pandémie. D’après les derniers chiffres du ministère de la Santé ici, on compte 265 cas infectés depuis l’apparition du virus, dont 138 sont considérés comme guéris aujourd’hui [l’entretien a été réalisé le 10 avril]. Il y a eu deux décès, dont Pape Diouf, l’ancien président de l’Olympique de Marseille, l’autre étant une femme de Dakar. Aujourd’hui, on a donc encore 125 personnes hospitalisées. Enfin, depuis trois semaines, nous sommes en période d’état d’urgence : le Parlement a voté les pleins pouvoirs au président Macky Sall pour y faire face. Plusieurs mesures ont été mises en place : un couvre-feu, depuis deux semaines, de 20 heures à 6 heures du matin dans tout le pays, maintenant prolongé jusqu’au 4 mai ; l’interdiction de se déplacer d’une région à une autre et toutes les frontières du pays fermées, comme les États voisins. Dans la journée, il est fortement demandé aux gens de rester chez eux, bien que ce ne soit pas obligatoire. Par contre, la plupart des marchés, toutes les écoles et universités sont fermés.
Justement, quelles sont les retombées économiques ?
Sur ce plan, les conséquences sont très dures car l’économie informelle domine ici par rapport à l’économie formelle : les petits entrepreneurs et commerçants, les travailleurs journaliers, les femmes qui vendent leurs produits dans la rue ou sur les marchés, tous sont en grande difficulté. Le PIB est ainsi affecté et l’économie en général connaît un fort ralentissement. Le chômage et la pauvreté ont commencé à croître fortement : beaucoup de gens se plaignent déjà de la perte de leurs revenus, certains ne pouvant plus manger à leur faim. (...)
Vous évoquez la diaspora, qui est source d’importants transferts financiers vers le Sénégal. Avec la crise, ces transferts n’ont-ils pas déjà nettement baissé ?
Habituellement, ces transferts représentent entre 10 % et 12 % du PIB du pays, soit une part substantielle. Et énormément de familles dépendent de ces transferts, qu’ils proviennent de France, d’Allemagne, d’Italie, des États-Unis ou ailleurs. Or, depuis le début de la crise, ils connaissent une chute drastique, puisque beaucoup de gens de la diaspora ne travaillent plus.
Avec l’épidémie, les pays riches ont tendance à opérer un certain repli sur soi. Craignez-vous celui-ci ?
Aujourd’hui, tout le monde est affecté et il est naturel que chaque pays essaie de régler d’abord ses propres problèmes. Cela se comprend aisément et la priorité est évidemment à la recherche de solutions pour chacun. Cependant, chaque pays du Nord a fait des promesses pour les États africains, notamment dans le cadre de l’Union européenne (UE), du G20 et d’autres instances. Mais, comme je suis ces questions depuis des années, je sais bien qu’il y a toujours un fossé entre ces promesses et la réalité par la suite. Même en temps normal, on a constaté ce fossé. Or, dans les circonstances actuelles, où l’on prévoit une dépression économique majeure (qui ne sera sans doute même pas comparable à celle de 2008), il y a fort à craindre que les promesses énoncées, même les plus récentes, ne soient pas tenues. Aussi, ce que l’on demande avec insistance, c’est que la dette des États africains soit annulée ou, du moins, qu’on puisse bénéficier de réaménagements importants, c’est-à-dire des allégements ou des reports d’échéances, afin de permettre à l’Afrique de continuer à disposer de ressources et ainsi pouvoir faire face à cette crise. (...)
Devant ce tableau très inquiétant, que faire, selon vous ? L’Afrique ne doit-elle pas, en premier lieu, tenter des solutions locales, afin de réduire ainsi sa dépendance économique vis-à-vis du Nord ?
Nous, militants altermondialistes, intellectuels africains ou chercheurs, demandons depuis des années aux dirigeants africains de regarder d’abord à l’intérieur du continent pour trouver des solutions. Il ne faut plus attendre que le FMI, la Banque mondiale, l’OMC, l’UE ou les pays occidentaux leur disent ce qu’ils doivent faire et qu’ils doivent suivre les vieilles recettes des politiques néolibérales, dont on voit aujourd’hui combien elles ont mené le monde entier à la catastrophe. La crise économique et financière de 2008 avait déjà montré cette catastrophe, cette crise-ci vient de le confirmer. Pour l’Afrique, le moment est venu de dire clairement – et avec force – « trop, c’est trop ! ». (...)
Si, aujourd’hui, l’Afrique se ressaisit et, notamment, accélère son intégration, tant au niveau régional que continental, si elle utilise à bon escient ses ressources et ses intelligences dans la voie du développement, elle peut trouver des solutions à ses problèmes spécifiques et, même, devenir à terme une locomotive économique du monde à venir. Si, au contraire, elle continue à faire confiance aux institutions économiques internationales, en poursuivant dans l’impasse des politiques néolibérales dictées par le Nord, elle va dans le mur !
Au niveau global, quelles autres solutions voyez-vous à proposer ?
Il s’agit de réformer le système de gouvernance du monde, qui est encore celui mis en place au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Ici, la lutte contre le système du franc CFA fait partie de nos priorités et c’est pourquoi nous soutenons la création d’une monnaie unique de la Cedeao pour la sous-région de l’Afrique de l’Ouest (1). Il y a aujourd’hui sur la table un projet de banque centrale africaine dont le secrétariat se trouve ici même à Dakar. Et d’importants progrès ont été faits en ce sens puisqu’une quarantaine de banques centrales africaines ont déjà intégré ce projet. En outre, le projet d’une zone de libre-échange continentale doit être lancé en juillet. (...)