
Longtemps, j’ai mis sur le compte d’événements de vie survenus apres notre arrivée en France l’obsession folle de ma mère de la porte fermée à double tour. Depuis qu’elle a 75 ans, elle évoque sa vie de jeune enfant et d’adolescente sous l’occupation française. La règle des portes ouvertes imposée aux villageois semble l’avoir marquée au fer rouge. (...)
Ma mère est née à Alger en 1947. Elle a épousé mon père, né à Farfar, village oasis créé par Yakoub au 14e siècle, berceau des KHIREDDINE et BAARIR, leur familles respectives. Ce village est mitoyen à Tolga, commune plus dense, véritable petite ville des Zibanes, située dans la wilaya de Biskra, où je suis née en 1972.
En 1973 ma mère , mon frère âgé de 7 ans et moi même rejoignons mon père installé à Bezon, dans le val d’Oise, rue de la prudence. (...)
J’ai toujours connu ma mère anxieuse, surtout à la tombée de la nuit, avec une obsession de la porte fermée. Combien de fois ai-je entendu : « as-tu bien fermé la porte, à double tours, s’il te plait », ou encore « tu te rends compte, tu as laissé la porte ouverte toute la nuit ». Au comble de la culpabilité, je questionnais : « comment, vraiment ouverte, entrebâillée ? » « non, non, mais si tu ne tires pas le verrou, elle ne sert à rien cette porte voyons ». (...)
depuis un an, ma mère âgée de 75 ans raconte son enfance, sa jeunesse presque instinctivement me semble t-il.
J’ai mieux compris l’origine de sa terreur des portes ouvertes. Ma mère avait 15 ans au moment de l’indépendance de l’Algérie. Son enfance et son adolescence ont donc eu lieu sous l’occupation française. (...)
Les revendications des intellectuels et militants autochtones algériens dans les années 50 suscitèrent en premier lieu des tentatives de propagande du gouvernement français auprès de la population générale algérienne.
Ma mère se souvient enfant des prospectus distribués par des avions en plein vol au-dessus des villages, de l’ école source première de propagande, bien qu’aujourd’hui on l’oublie trop cette dimension de "l’éducation nationale". Le premier acte de résistance de mon grand-père fut de refuser que ma mère, la plus jeune de ses filles aille à l’école française. Après tout, qu’avaient appris ses aînées les années précédentes : la couture ? Les villageoises n’avaient pas besoin de l’école française pour se transmettre la couture, l’art de tisser la laine et de tisser des tapis… quoi d’autre ? (...)
Mais mon grand-père voulait de l’instruction pour ses filles. Il lui apprit à lire et écrire l’arabe, à compter à la maison.
La propagande française ne porta pas ses fruits. Le village comme la région fournit son lot de maquisards à la résistance qui, faute de voir aboutir ses revendications nationales, internationales, s’organisa pour la résistance armée.
Les premiers lycéens autochtones saisirent précocement et douloureusement leur statut d’indigènes sous citoyens, montèrent aux jebeles avec d’autres, vers les Aurès. Toute une génération de jeunes agriculteurs, artisans, quittèrent aussi leurs familles en espérant des jours meilleurs pour leur peuple qui vivait dans la pauvreté extrême, l’absence de droit et de liberté.
Les représailles remplacèrent alors la propagande.
Il y a diverses façons de vouloir convaincre les villageois de ne pas devenir résistants ou de les soutenir d’une quelconque façon mais la terreur fut la réponse du colonisateur.
De jeunes gens furent assassinés. Ils disparaissaient un soir, on retrouvait leur cadavres flottant le long de la rivière… Pauvre rivière, qui portait un si joli nom de fille, Khadijah. Elle les enveloppait bien contre son gré dans ses bras d’eau douce, ces corps sans âmes que les mères épouvantées secouaient comme si elles espéraient les réveiller de leur sommeil aquatique. La majorité des jeunes villageois assassinés n’étant pas des résistants, le sentiment d’injustice nourrit alors encore plus le sentiment de révolte et des pères de famille développèrent tout un réseau d’aide au maquisards (...)
Mon grand-père fut arrêté, il survécut. Ma mère me raconta qu’il ressemblait à un cadavre vert à sa sortie de détention du “camp”, situé à Tolga. J’imagine aujourd’hui son corps avec le même aspect que décrit Monsieur Chamoiseau dans Texaco, concernant le grand père de la narratrice, enfermé dans une cave des années entières par le propriétaire terrain pendant la période de l’esclavage (existant et inscrit dans la loi de la République alors).
Il fallut une année entière à mon grand-père pour retrouver une force physique lui permettant de marcher seul. Il lui fallut beaucoup plus pour pouvoir raconter à demi mot les conditions de détention qui constituaient en elles même des méthodes de torture. (...)
La répression se fit forte au village et pour installer la terreur le décret des portes ouvertes fut instauré.
L’idée était d’empêcher toute liberté individuelle ou détruire ne serait-ce que l’idée que cette liberté pouvait subsister quelque part et profiter aux maquisards.
Le jour comme la nuit, il fut décrété par l’armée française l’interdiction à chaque villageois de fermer la porte de son habitation. L’existence même de l’alliance familiale était attaquée. Si on s’en réfère à la vulgarisation occidentale de la philosophie grecque (Aristote), il est supposé un passage de la famille à la tribu et de la tribu à la cité, et la cité n’était-elle pas considérée toujours dans le fil de cette vulgarisation, à l’origine de la civilisation ?
La population autochtone était alors désignée comme dépourvue de toute civilisation, puisque le droit à l’intimité familiale lui était refusé. Où peut-on pénétrer sans respecter le sommeil, la confidentialité des rapports, le droit à la vie privée : les enclos à bestiaux. (...)
Les militaires pouvaient entrer, aller et venir dans les maisons à n’importe quelle heure, sans justification aucune.
Ce fut ce qui terrorisa le plus ma mère, pendant l’absence de son père, elle vivaient entre femmes, elle, sa mère, ses trois sœurs, et une proche qui vivant seule dans une maison, préférait se joindre à elle plutôt que de vivre isolée sans possibilité de fermer sa porte.
Ma mère se souvient encore des tremblements qui secouaient son corps lorsqu’elle entendait le moindre bruit dans la nuit, des insomnies liées à la peur, et du sentiment d’injustice profonde et de haine que créait en elle cette interdiction de refermer la porte de la maison sur la vie familiale.
Les soldats torturaient, tuaient mais lorsqu’ils ne le faisaient pas, ils pouvaient voler, plusieurs familles en témoignèrent. Les familles avaient donc décidé de creuser dans le sol dans une partie reculée de la maison, une espèce de coffre de fortune, qui ne contenait aucune réelle fortune : un trou au fond duquel on avait déposé des papiers d’état civils, quelques sous, quelques bijoux, du tissu de qualité.
Et on s’angoissait encore plus à l’idée que si les soldats découvraient le trou, ils voleraient tout d’un seul coup alors.
Aujourd’hui encore, ma mère est obsédée par la fermeture à double tours de la porte et plus encore. (...)