
Pour comprendre l’Anthropocène, explorons le Moyen Âge. C’est l’invitation que lance l’historien Sylvain Piron. Déroutant par la façon qu’il a de multiplier les pistes, le livre trouve sa force et son originalité dans la mobilisation critique de l’économie des scolastiques.
L’Anthropocène est le nom d’un âge trop humain. Il indique, selon l’anthropologue Philippe Descola, une inversion radicale dans l’histoire longue de l’habitation de la terre par les humains : le temps ne serait plus à observer la façon dont les sociétés humaines aménagent progressivement la terre à leur avantage, mais à essayer de comprendre comment un type de société particulier, en bouleversant les grands cycles planétaires, rendrait celle-ci de moins en moins habitable pour les humains et pour bon nombre d’autres espèces vivantes (...)
Clé de l’ouvrage, le terme polysémique d’« occupation » contient à lui seul l’hypothèse initiale de l’historien consistant à associer étroitement l’emprise physique de l’Occident sur le monde à une structuration particulière du champ de l’expérience humaine. Cette dernière se caractérise par la valorisation de l’occupatio en tant qu’elle désigne l’« état mental de celui qui n’est plus libre de ses pensées » (p. 15), au détriment de tout ce qui relevait dans le monde romain de l’« otium », autrement dit d’un temps de loisir propice à la vie intellectuelle. Par ce terme d’occupation, Sylvain Piron introduit en effet l’idée que la trajectoire anthropocénique est la marque de sociétés devenues insuffisamment réflexives du fait de la « sur-occupation » des individus, tout simplement absorbés par un « besoin frénétique d’activités » (...)
Comment comprendre la trajectoire historique qui conduit dans l’Anthropocène ? (...)
l’ histoire intellectuelle mettrait en lumière une continuité reliant schématiquement le XIXe siècle industriel, non seulement au XVIe siècle scientifique, mais plus profondément encore à la théologie des XI, XII et XIIIe siècles. C’est pourquoi l’Anthropocène appelle en réalité une histoire de plus longue durée (...)
[L]’arrière-plan théologique de la culture médiévale a fourni un encouragement puissant à l’exploitation intensive du monde naturel, placé à la disposition de l’activité humaine (p. 39). (...)
La démonstration est érudite, mais rapide. L’auteur ne s’autorise le plus souvent qu’à indiquer des points qui appellent de plus longs développements (qui feront l’objet d’un second ouvrage annoncé par l’auteur) pour chacune des « sept bifurcations » du christianisme qui lui semblent pertinentes sous cet angle : l’inflexion paulinienne vers l’Ouest, la conversion de Constantin, l’augustinisme, l’effet du monachisme, l’humanisation du Christ dans les derniers siècles du premier millénaire, la réforme grégorienne et, enfin, la révolution franciscaine. (...)
Or, menée à son terme, cette logique d’occupation du monde conduirait à la subordination du corps social aux impératifs, devenus dogmatiques, de l’efficacité et de la productivité économique, autrement dit à une nouvelle forme d’hétéronomie. (...)
Le second fil que veut tendre Sylvain Piron entre le Moyen Âge et la période actuelle passe par l’articulation de la théologie chrétienne et de l’économie. (...)
c’est l’affirmation progressive de la prétention des économistes à incarner le point de vue surplombant de la divinité. L’analyse retrace ainsi en somme la conversion de l’économie, qui d’une « zone de moralité inférieure » s’élève vers une forme de théologie dogmatique. (...)