Dans les médias, les « experts » ont une place à part : toujours disponibles pour s’exprimer sur n’importe quel sujet, dans n’importe quelles conditions et à n’importe quel moment du jour et de la nuit, ils exercent une activité continue de pseudo-analyse. Gilles Deleuze et Pierre Bourdieu ont, chacun à leur façon, décrit ces penseurs à grande vitesse (fast-thinkers) qui, du philosophe spécialisé en opinions sur tout à l’expert généraliste en opinions sur le reste, sont constamment branchés sur l’appareil médiatique [1].
Les experts médiatiques convoqués pour commenter les affaires de justice, les faits-divers ou les attentats terroristes n’y dérogent pas. Dans les 24 heures ayant suivi l’attentat de Barcelone, en août 2017, une ribambelle d’« experts » ont ainsi défilé sur les plateaux [2], incontournables « consultants » ou « spécialistes » au statut souvent flou, affublés de titres toujours ronflants, souvent obscurs, parfois changeants.
Une présence encore renforcée par les chaînes d’information en continu, qui se doivent de meubler un temps d’antenne considérable – en raison du passage en « édition spéciale ». Au cours des fameuses éditions spéciales post-attentat, les exemples sont légion d’un même individu circulant de chaîne d’info continue en édition spéciale à la radio en passant par les JT, qui peut être tour à tour présenté comme « expert en questions de terrorisme », « spécialiste du terrorisme », « expert en terrorisme » et « expert en contre-terrorisme ».
Qu’importe si ledit expert n’a rien à dire dans les premières heures suivant l’attentat, se contentant de formuler d’hypothétiques hypothèses [3]. Qu’importe non plus si les « observatoires », « instituts » ou « centres de recherche » dont ces « experts » se revendiquent sont parfois des coquilles vides qui n’ont jamais produit aucune étude, rapport ou recherche ayant une quelconque valeur scientifique [4]. (...)
Tous venus, au pied levé, remplir le vide ouvert par l’absence d’informations et l’impossibilité de proposer une analyse documentée de la situation, tout en donnant l’illusion d’une compréhension des événements. Ainsi l’étiquette d’expert transforme-t-elle en commentaire avisé et autorisé des propos relevant de la pure spéculation.
La justice a, quant à elle, ses propres experts. Elle les désigne lorsqu’elle est confrontée à une question technique ou médicale utile à la manifestation de la vérité ou la résolution d’un litige. Si, pour des raisons déontologiques, ces experts ne sont pas censés se prévaloir de cette qualité pour promouvoir leur activité, il n’en demeure pas moins que certains, par ailleurs reconnus dans leur champ d’intervention, se retrouvent aussi sur les plateaux télé ou radio. Légitime lorsqu’il s’agit d’expliquer le rôle et le travail d’un expert ou s’exprimer sur leur domaine de compétence, mais beaucoup moins lorsqu’il s’agit de commenter et analyser sauvagement telle ou telle affaire en cours ou donner le « profil » d’un mis en cause [6]. (...)
Enfin, à cette disposition à penser (trop) vite et à remplir le vide sur commande s’ajoute l’effet « carnet d’adresses » : les journalistes et assistants de production qui préparent les émissions (dans l’urgence) font souvent appel aux mêmes « experts », de préférence parisiens, qui doivent pouvoir se rendre disponibles dans des délais très courts… Cela explique le retour récurrent, sur les plateaux, des bons clients. Comme l’indiquait Pierre Bourdieu, déjà en 1996 : « Ce sont des gens qu’on peut inviter, on sait qu’ils seront de bonne composition, qu’ils ne vont pas vous créer des difficultés, faire des histoires, et puis ils parlent d’abondance, sans problèmes. On a un univers de bons clients qui sont comme des poissons dans l’eau. » [7]