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Le Monde Diplomatique
Les enseignants aux bons soins du patronat
Petits-fours et embrigadement
Article mis en ligne le 14 novembre 2016

En septembre dernier, « Le Monde diplomatique » publiait un « Manuel d’économie critique » présentant, de façon pédagogique et accessible, son traitement des programmes de première et terminale en sciences économiques et sociales. Depuis longtemps, d’autres s’y intéressent également. Notamment le patronat, qui ne ménage pas ses efforts pour sensibiliser les enseignants aux vertus de l’entreprise.

« Chers collègues, les inscriptions aux Entretiens Enseignants-Entreprises [EEE] sont ouvertes. »

Ce n’est pas tous les jours que les professeurs de sciences économiques et sociales (SES) et de gestion d’Île-de-France reçoivent une missive de leur hiérarchie. Lorsque, en juin 2016, ils découvrent un courriel de leur inspectrice d’académie, ils n’en retardent pas la lecture.

Les EEE « auront lieu les jeudi 25 et vendredi 26 août 2016 sur le thème “L’Europe dans tous ses États : un impératif de réussite !”. (…) Comme vous le constaterez en consultant le programme, des intervenants très variés participeront aux échanges, qui promettent d’être de haute tenue ».

Aux côtés de M. Emmanuel Macron, alors ministre de l’économie, on entendrait notamment Mme Élisabeth Guigou, présidente socialiste de la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale, ainsi que MM. Hubert Védrine, ancien ministre socialiste des affaires étrangères et membre du Conseil d’État, Pascal Lamy, ancien commissaire européen au commerce, cinquième directeur général de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), et Denis Kessler, président-directeur général (PDG) du groupe de réassurance Scor, ancien vice-président du Mouvement des entreprises de France (Medef).

Qui avait pu rassembler un tel aréopage ? Selon le courriel de l’inspectrice, la rencontre avait été « organisée, préparée et animée par une équipe de professeurs de SES, d’histoire-géographie et d’économie-gestion ». En réalité, les EEE ont été créés en 2003 par l’Institut de l’entreprise, un think tank réunissant certaines des plus grandes sociétés françaises, dont le site Internet proclame la mission : « mettre en avant le rôle et l’utilité de l’entreprise dans la vie économique et sociale ». Le courriel de l’inspection précisait néanmoins que cette université d’été s’inscrivait dans le « plan national de formation » que le ministère de l’éducation nationale réserve à ses personnels. Autrement dit, les rencontres seraient en grande partie financées par l’État, qui prendrait en charge les frais d’inscription et de transport (à hauteur de 130 euros) ainsi que l’hébergement en pension complète des participants. (...)

Quand, le jour J, nous pénétrons enfin dans l’immense amphithéâtre rouge de l’École polytechnique, c’est la déception : nous sommes à peine trois cents dans cette salle capable d’accueillir mille personnes. La perspective d’un week-end tous frais payés à côtoyer la crème de la crème du patronat français n’a visiblement pas fasciné les enseignants.

Côté invités, en revanche, tout le monde a répondu présent. Outre les têtes d’affiche annoncées, une dizaine de grands dirigeants de sociétés du CAC 40, une demi-douzaine de DRH d’entreprises prestigieuses (Mazars, Veolia, Orange, Sanofi, Capgemini, etc.), ainsi que plusieurs hauts fonctionnaires en poste, dont certains issus de la Commission européenne, également partenaire des EEE. Un seul syndicaliste : M. Yvan Ricordeau, membre du bureau national de la Confédération française démocratique du travail (CFDT).

M. Xavier Huillard, président de l’Institut de l’entreprise et PDG de Vinci, introduit la rencontre. Séduit par le « modèle américain », il se félicite des efforts de la France pour s’en approcher (...)

Partenariat avec un syndicat ? Non, « avec le Medef ». « On a également un partenariat avec l’Esper, qui représente l’économie sociale et solidaire. » Oui, mais un syndicat ? « On n’a pas de partenariat spécifique avec la CGT [Confédération générale du travail] ou avec la CFDT comme on en a avec le monde patronal, concède le haut fonctionnaire. Mais les syndicats ne sont absolument pas absents. » Comment sont-ils présents ? « À travers la gestion paritaire des organismes de pilotage des branches professionnelles. » Sur un plateau de la balance, un haut fonctionnaire, membre enthousiaste du comité de pilotage des EEE ; sur l’autre, le fonctionnement routinier des structures chargées de la formation professionnelle.

Ce « deux poids, deux mesures » agace depuis longtemps les organisations de salariés. (...)

« L’école ne peut rien faire sans les entreprises » ? Les entreprises semblent convaincues de la réciproque. Interventions répétées sur le contenu des programmes, lobbying à l’Assemblée : elles ne ménagent aucun effort pour tenter de séduire le corps enseignant. Problème : celui-ci demeure conscient de sa responsabilité politique et jaloux de son indépendance. Ainsi, l’Association des professeurs de sciences économiques et sociales (Apses) dénonce la transformation du ministère de l’éducation nationale en « relais de la propagande d’un lobby patronal (3) ». La solution imaginée par l’Institut de l’entreprise ? Redoubler de sollicitude.
(...)

Seule fausse note : l’absence de dernière minute de Mme Najat Vallaud-Belkacem, pour cause d’« incompatibilité d’emploi du temps ». La décision de la ministre de l’éducation de rendre optionnel l’enseignement de la « loi » de l’offre et de la demande (4) en classe de seconde venait de provoquer l’ire du Medef. (...)

le Vieux Continent souffrirait d’un excès de démocratie. L’eurodéputée Sylvie Goulard s’en amuse : « Il n’est pas possible que les Parlements nationaux verrouillent toutes les décisions ! Que fait la Commission ? Shame on you [honte à vous] ! », lance-t-elle aux représentants de l’institution présents dans la salle, avant de leur décocher un sourire malicieux. « On se tire une balle dans le pied à estimer que tout doit être validé par les Parlements nationaux ! Vous, les profs, vous savez que c’est difficile de convaincre (…), parce qu’à un moment il faut vendre quelque chose de difficile. Vous imaginez si vous deviez organiser vos interros sur le même principe ? “Ah non, madame, on ne fait pas d’interro, on décide de manière participative !” Je pense bien sûr que les politiques doivent écouter les gens ; mais, à un moment donné, il y a un effort à faire. »
Le salaire minimum, « une absurdité »

« Faire un effort » ? Agnès Bénassy-Quéré, membre du Cercle des économistes et présidente déléguée du Conseil d’analyse économique, y invite également la France, en lui suggérant de supprimer le salaire minimum, « une absurdité en Europe ». (...)

Les enseignants n’auront pas voix au chapitre. Ceux qui participent jouent le rôle peu gratifiant de présentateurs cantonnés aux introductions générales et aux résumés de biographies. Les intervenants ne cherchent même pas à dissimuler leur proximité : le tutoiement semble de mise, les prénoms connus de tous. (...) Les désaccords ne portent que sur des nuances, dans un camaïeu dont nul ne vient gâter l’harmonie. (...)

De retour dans leurs lycées, des professeurs parisiens reçoivent un nouveau courriel de leur inspectrice : « Chère ou cher collègue, une journée nationale “Enseignants de SES en entreprise” est organisée le 19 octobre dans le cadre du partenariat entre le ministère de l’éducation nationale et l’Institut de l’entreprise. (…) Pour participer à cette journée, je vous remercie de m’indiquer par retour de mel la ou les entreprises dans laquelle ou lesquelles vous souhaiteriez vous rendre. Le nombre de places est limité. »