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Les diables des mille collines
Fictions raciales et religieuses dans le génocide des Tutsi
Article mis en ligne le 27 février 2018

Les massacres au Rwanda n’ont pas été une guerre de religion. Il n’empêche que la religion y a joué un grand rôle : en identifiant les Tutsi au démon, elle a permis à la violence de pénétrer la société tout entière.

Les responsables des massacres des Arméniens pendant la Première guerre mondiale, de l’extermination des Juifs d’Europe pendant la seconde, ou encore de la destruction de la communauté musulmane de Srebrenica en 1995 ne partageaient pas les mêmes croyances religieuses que leurs victimes. Aussi l’intensité de la violence a-t-elle sans doute été amplifiée par le fait que le sentiment d’humanité commune n’était pas entretenu par une pratique religieuse partagée. Le génocide des Tutsi au Rwanda en 1994 tend cependant à remettre en cause cette explication. Dans un pays très pratiquant, 800 000 Tutsi ont été tués par leurs coreligionnaires Hutu en moins de trois mois.

Selon l’analyse politique classique, la solidarité religieuse a tout simplement cédé sous le poids de la mobilisation raciste des extrémistes Hutu contre les Tutsi. (...)

Un nombre très important de victimes a trouvé la mort dans l’enceinte même des églises. D’après le dénombrement des victimes du génocide, réalisé par le gouvernement du Rwanda, les lieux de culte ont été le premier lieu de tueries, loin devant les barrières de sinistre réputation, disposées le long des routes rwandaises, sur lesquelles les interahamwe [1] triaient systématiquement Hutu et Tutsi [2]. Par ailleurs, un nombre significatif d’hommes et de femmes d’Église a participé aux massacres. Plusieurs d’entre eux ont été condamnés par la justice, comme le pasteur Elizaphan Ntakirutimana, le prêtre Athanase Seromba ou encore les sœurs Gertrude et Kizito. Dès lors, la mise à mort de la population Tutsi entre avril et juillet 1994 mérite davantage d’être qualifiée du terme biblique d’ « holocauste », habituellement utilisé pour désigner le génocide des Juifs d’Europe.

Comme nous allons le montrer, si le génocide des Tutsi n’a pas été commis pour des raisons religieuses, une partie significative des crimes ont été commis religieusement. En porte-à-faux avec les dynamiques de la société rwandaise, le racisme s’est emparé de l’expérience religieuse pour s’accomplir comme crime, et les pratiques religieuses ont entretenu l’énergie meurtrière des tueurs. Bien entendu, il est très important de rappeler que tous les religieux n’ont pas participé au génocide et que nombre d’entre eux sont morts en martyrs pour protéger des Tutsi. Le sujet de cet article n’est pas cependant d’étudier les divisions à l’intérieur de l’Église, mais de suivre les articulations entre racisme politique et pratique religieuse, qui ont participé à la propagation de la violence (...)

Avant le début de la guerre en 1990, les tensions ethniques entre Tutsi et Hutu avaient donc atteint un niveau historiquement bas. Pourtant, les extrémistes ont réussi en quelques années à mobiliser les populations Hutu pour assassiner leurs voisins. Comment l’idéologie raciste a-t-elle réussi à trouver une prise sur une société travaillée par des logiques d’intégration de plus en plus prégnantes ? Si de multiples facteurs y ont contribué, nous voudrions souligner que les extrémistes Hutu ont fait fond sur l’expérience religieuse pour distendre les liens avec les Tutsi, en excitant la haine à l’intérieur même du creuset de leur rapprochement.

Le mode d’existence religieux de la haine raciale

L’idéologie raciste décrit les Tutsi comme une race étrangère venue imposer sa loi aux Hutu sur leur propre terre du Rwanda. Un certain nombre de traits physiques visibles montrerait qu’ils ne partagent pas les mêmes origines bantous que les Hutu. Leur corps élancé, leur peau claire et leurs traits fins seraient les marques indélébiles de leur origine hamitique, c’est-à-dire de leur appartenance à un peuple venu du Nil pour asservir les Hutu. Tout comme les leaders de la « révolution sociale » de 1959, les responsables des partis Hutu-power se sont appuyés sur ce discours pour lancer leur campagne de haine. La continuité du discours raciste au Rwanda entre 1959 et 1990 masque cependant des changements de registres. La comparaison entre deux textes importants de l’idéologie raciste, Le Manifeste des Bahutu, publié en 1957, et Les Dix commandements des Hutu, publié en 1990, montre que les points d’appui du racisme ont évolué entre ces deux crises majeures. Les titres mêmes de ces deux documents sont évocateurs puisque le premier rappelle Le Manifeste du parti communiste de Marx et Engels et que le deuxième est une référence évidente à la loi divine. Avec Les Dix commandements des Hutu, un nouveau registre plus religieux est venu enrichir le discours socio-racial. (...)

En s’appropriant le vocabulaire progressiste, les auteurs ont cherché à capter à leur profit l’énergie révolutionnaire des luttes anti-impérialistes et anti-coloniales. La chasse aux Tutsi des années 1960 menée au nom de la « Révolution Sociale » montre que cet effort a été couronné de succès.

Les Dix commandements des Hutu est publié dans le journal extrémiste Kangura en décembre 1990, créé la même année par Hassan Ngeze. Dans ce texte, le discours raciste apparait s’être renouvelé à une toute nouvelle source. Le discours progressiste sur l’exploitation des Hutu par les Tutsi a partiellement cédé la place à une analyse plus individualiste. Les cinq premiers commandements concentrent leurs attaques sur l’indignité morale des Tutsi. (...)

Derrière le remplacement partiel de la vulgate émancipatrice par la vulgate libérale, la véritable originalité du texte, et aussi son caractère le plus abject, repose sur ses dimensions indissociablement racistes, sexistes et religieuses. De manière particulièrement agressive, le texte prend pour cible les femmes Tutsi. D’après le texte, les Umututsikazi ont tous les attributs contradictoires du démon : la lascivité, la fourberie, la beauté et la traîtrise.

Cette description des femmes Tutsi sous ce jour démoniaque prend son sens lorsqu’on rappelle que les soldats du FPR sont systématiquement présentés comme les envoyés du Diable dans d’innombrables caricatures publiées dans les journaux et radios extrémistes. Le FPR est souvent représenté sous la forme de soldats de l’apocalypse qui commettent les pires atrocités sur leur passage. Dans son livre sur les médias du génocide, Jean-Pierre Chrétien a consacré un chapitre à la mobilisation de la religion, et a reproduit plusieurs images de supplices, sur lesquelles les soldats du FPR occupent les places des démons (...)

La force de ces représentations se mesure au fait que des survivants Tutsi du génocide ont parfois fui devant l’arrivée du FPR, préférant quitter le Rwanda avec les tueurs plutôt que de risquer de tomber dans les mains du diable. Dans le Livre d’Elise, l’auteur raconte qu’elle a hésité entre les deux options : « Nous ne savions pas s’ils allaient nous sauver ou nous tuer. D’après les informations à la radio, les inkotanyi avaient des queues, ils étaient méchants [18] ».

Dans les caricatures extrémistes, la lutte contre les soldats du FPR, la lutte contre le Diable et la lutte contre les Tutsi s’articulent l’une à l’autre à travers une fixation sur les femmes Tutsi. (...)

À mesure qu’il entrait en contradiction avec l’évolution de la société, le discours raciste s’est approprié les cadres de l’expérience religieuse afin de retrouver une prise sur la réalité. Certes, ni Les Dix Commandements des Hutu ni les caricatures ne parlent de religion à proprement dit. En revanche, tous ces exemples démontrent la compétence des extrémistes Hutu à s’exprimer religieusement sur leurs propres sujets de prédilection [19]. La démonologie permettait d’apporter du crédit au fait qu’il ne fallait pas se fier à l’expérience sociale immédiate d’égalisation des conditions entre Hutu et Tutsi, et que celle-ci masquait la poursuite d’une guerre des races entre le bon Hutu et le malin Tutsi. La description de quelques scènes de crimes exemplaires du génocide confirme que la capacité du racisme à parler religieusement a structuré une partie des pratiques criminelles.

L’intégration des pratiques religieuses dans les pratiques criminelles
Les Tutsi pensaient être en sécurité dans les églises. Lors des persécutions passées, ceux qui étaient parvenus à trouver un refuge dans les lieux saints ont été sauvés. En 1994, les tueurs n’ont pas hésité à commettre l’irréparable en allant perpétrer leurs crimes au cœur des lieux saints et en assassinant parfois ceux avec qui ils étaient allés à la messe toute leur vie. (...)

les témoignages montrent que les tueurs étaient persuadés de commettre des actions cohérentes avec leur conviction religieuse. Bien que nous ayons peu d’éléments sur les comportements des assaillants dans les églises, Timothy Long souligne que les tueurs participaient à des messes avant d’aller commettre leurs crimes, ou encore s’arrêtaient pour prier devant l’autel pendant l’attaque [20]. À ce titre, la destruction des églises par les forces de l’ordre n’apparaît pas forcément destinée à vaincre la résistance des réfugiés Tutsi, qui disposaient de peu de moyens pour s’opposer durablement aux assaillants armés. En mettant l’église à feu et à sang, cette intervention était peut-être surtout destinée à vaincre les résistances des miliciens à attaquer leurs coreligionnaires dans des lieux sacrés. Par leur intervention, les militaires et les gendarmes transformaient les églises en enfer sur terre pour créer les conditions propices à la commission des crimes. Au milieu des flammes, les réfugiés Tutsi apparaissent comme des démons à abattre.

Afin de comprendre en quoi les pratiques religieuses ont été intégrées dans les pratiques criminelles, il est utile revenir sur la participation de plusieurs prêtres au génocide. (...)

La violence des tueurs dépasse de très loin la seule volonté de mettre à mort. Il s’agit d’un véritable exorcisme visant à détruire le Diable qui serait niché dans le corps de la victime. Durant le génocide, le corps des femmes Tutsi a été la cible des pires atrocités, à la mesure de la place centrale que la propagande raciste leur avait faite.

Ce croisement de racisme, de démonologie et de violence déployé dans le génocide des Tutsi rappelle immédiatement les crimes commis encore aujourd’hui dans le Kivu voisin, en République Démocratique du Congo. D’une certaine manière, le répertoire des pratiques criminelles du génocide des Tutsi a pu simplement traverser la frontière avec la fuite au Congo des extrémistes Hutu. Pour autant, l’existence de ces crimes, aussi ritualisés qu’abjects, semble mieux s’accorder avec la très grande visibilité de la sorcellerie au Congo qu’avec les pratiques religieuses très encadrées par l’Église du Rwanda. On peut se demander si le discours raciste n’a pas soudainement donné une légitimité nouvelle à des pratiques religieuses longtemps marginalisées au Rwanda, en entretenant soigneusement la confusion entre les Tutsi et le Diable. Déterrées par les extrémistes, ces forces se sont libérées avec la plus grande violence, celle qui est nécessaire à l’accomplissement d’un crime de masse.

Conclusion
Le génocide des Tutsi s’est déroulé avec une efficacité redoutable, utilisant la capacité des extrémistes Hutu à mobiliser les pratiques les plus quotidiennes dans l’exécution du crime. Chacun sait que la Radio Mille Collines lançait des appels au meurtre des Tutsi sous la forme d’appels au travail, et la description minutieuse de plusieurs scènes de crimes par des historiens contemporains ont récemment mis en lumière l’utilisation des outils agricoles comme arme par destination, ou encore l’importance des expériences de la chasse dans la traque des réfugiés. De même, les pratiques religieuses ont été détournées à des fins meurtrières, et se sont avérées d’autant plus efficaces qu’elle ont pu se combiner avec d’autres registres, notamment avec les pratiques cynégétiques sur le thème de la chasse au démon.

Dans le répertoire d’actions du racisme, les pratiques religieuses n’ont pas été simplement un moyen parmi d’autres de mobiliser les populations civiles dans le crime de masse. Davantage que les autres registres, le religieux s’est intégré à la production et à la dissémination du racisme. Au sein d’un processus de brassage de la population, le racisme ordinaire perdait sa pertinence sociale, s’il en a jamais eu une. Aux yeux des tueurs eux-mêmes, la nécessité de contrôler les cartes d’identité pour trier les Tutsi des Hutu sur les barrières démontrait l’impossibilité de reconnaître immédiatement un Tutsi à des caractéristiques physiques. Dans ce contexte de doute, la démonologie a entretenu le partage de la population en identifiant les Tutsi au démon et a même donné sens à la difficulté à débusquer les Tutsi aux apparences trompeuses. (...)

L’arraisonnement des catégories religieuses par le discours raciste a contribué à l’entrée de la violence dans la sphère de l’intimité. Plus que tout autre, ce crime de masse est caractérisé par le fait que les victimes ont souvent été tuées par leur voisins, et que la violence a déchiré les familles elles-mêmes, comme en attestent les nombreux meurtres de neveux ou de belles sœurs, voire d’enfants en ligne directe [26]. La démonologie décrivait les Tutsi comme des ennemis de l’intérieur de la famille, en relayant dans la sphère intime la propagande raciste ordinaire, laquelle présentait les Tutsi comme des ennemis de l’intérieur de la nation rwandaise. Par ce redoublement religieux du racisme, les liens sociaux les plus intimes sont devenus des relais de la violence.

Les bandes de tueurs Hutu n’entretenaient aucune querelle religieuse avec leurs victimes Tutsi. Dès lors, il serait absurde de qualifier le génocide des Tutsi de guerre de religion. Les motivations des génocidaires étaient constituées de part en part par une haine raciale entretenue par l’État contre l’évolution même de la société. En revanche, il est tout à fait pertinent de considérer que le génocide des Tutsi a été partiellement commis religieusement. L’entrée du racisme dans un mode d’existence religieux a acheminé la violence dans tous les replis de la vie sociale en conférant au discours raciste toute sa force.