
Environ 15% de la population du Népal travaillerait actuellement à l’étranger, dont une grande partie au Qatar sur les chantiers en lien avec la Coupe du monde de football ou sur d’autres projets gargantuesques de la région. Une manne financière importante pour le petit pays du sous-continent indien, mais aussi un drame : chaque semaine, plusieurs corps reviennent sans vie, dans des cercueils.
À l’orée de la petite ville de Ghodghans, une ambulance vient de déposer un cercueil au bois clair. Sous un grand arbre, d’un pas hésitant, les habitants commencent à se rassembler. Sur le couvercle est écrit grossièrement, au feutre noir : « Dépouille : Kripal Mandal - Homme - Népal - Bordereau de transport aérien : MAWB/157/7264 1973 - Vol : QR0650/04 - DOH/KTM » . Kripal Mandal était ouvrier. Il est mort d’une crise cardiaque au Qatar le 17 février dernier, à seulement 38 ans. Alors qu’une poignée d’hommes au visage masqué par une écharpe fait son apparition pour ouvrir le cercueil, Manju Devi, son épouse, tombe à genoux. Puis elle se penche soudainement sur la dépouille, comme pour l’embrasser, avant d’être retenue par les hommes. Le père, Nagendra, 75 ans, le visage creusé par l’âge et les labeurs du champ, s’approche à son tour pour étreindre son fils une dernière fois. Ses mains elles aussi sont retenues in extremis. Le vieux paysan pleure (...)
Dans les plaines agricoles du Teraï, dans le sud du Népal, l’extrême pauvreté pousse à l’exil, majoritairement vers la Malaisie et les pays du Golfe. Selon les chiffres du gouvernement, ils seraient 4,5 millions à travailler actuellement hors du pays, soit presque 15% de la population népalaise, dont 350 000 au Qatar, officiant en tant qu’ouvriers ou domestiques. Kripal avait emprunté cette voie pour nourrir sa famille et payer les frais de scolarité de ses cinq enfants. Dans l’émirat, l’ouvrier a participé aux chantiers les plus importants de la dernière décennie, comprenant le nouvel aéroport, Hamad International, le métro de Doha et les stades de la prochaine Coupe du monde de football. En tout, entre 13 000 et 15 000 ouvriers népalais auraient pris part à l’élaboration de ces immenses arènes. Depuis l’attribution de la compétition internationale au Qatar en 2010, des milliers d’entre eux seraient revenus les pieds devant. Difficile d’établir un chiffre précis. L’ambassade népalaise au Qatar a comptabilisé, par an, environ 100 à 150 décès d’ouvriers dus à des accidents de travail, soit deux ou trois par semaine. Un chiffre sûrement sous-estimé, selon de nombreuses ONG internationales, qui pointent le fait que le Qatar, comme les autres pays du Golfe, ne pratique quasiment jamais d’autopsie à la mort de ses travailleurs étrangers. Ainsi, beaucoup de cadavres reviennent avec des causes aussi vagues que : « mort dans son sommeil » ou « mort naturelle » , faisant fi des crises cardiaques et des infarctus liés au surmenage et aux chaleurs extrêmes, ou des maladies rénales causées par la mauvaise qualité de l’eau fournie aux travailleurs. (...)
Devant l’afflux quotidien de cercueils de travailleurs expatriés à l’aéroport de Katmandou, le gouvernement népalais a mis en place une aide financière au rapatriement des corps. Rajan Prasad Shrestha, directeur du département de l’emploi à l’étranger, travaille chaque semaine à faire revenir des corps d’ouvriers ou de domestiques décédés à des milliers de kilomètres. « Nous recevons chaque jour deux ou trois cadavres. Et nous voyons aussi revenir des travailleurs migrants blessés, malades ou handicapés. » Son téléphone sonne. On l’informe que deux dépouilles venues du Qatar vont arriver le surlendemain. (...)
Le gouvernement propose également un soutien financier aux familles de travailleurs immigrés affectées par la blessure ou la perte d’un proche. Ainsi, jusqu’à 700 000 roupies népalaises (5500 euros) sont versées à la famille en cas de décès. Le département de l’emploi à l’étranger aide également à obtenir un dédommagement de la part des compagnies d’assurance à hauteur de 1,4 million de roupies népalaises (11 100 euros). Des bourses d’études pour les enfants des familles endeuillées sont également fournies jusqu’à leurs 18 ans pour éviter toute déscolarisation. En cas de maladie ou d’opération, le travailleur reçoit une prise en charge financière maximum de 700 000 roupies népalaises (5500 euros). Les comas sont également totalement couverts par l’État népalais, bien que ce soit à l’entreprise de prendre en charge les frais médicaux de ses travailleurs. Il y a cependant un mais. Pour obtenir cette assistance publique, chaque homme ou femme doit s’être enregistré(e) dans une agence de travail et avoir souscrit une assurance reconnue par le gouvernement. Or, Rajan Prasad Shrestha dit ne comptabiliser que 1,9 million de départs légaux sur les 4,5 millions de travailleurs immigrés. (...)
Dans un pays où le travail infantile touche près d’un enfant sur sept, les décès des travailleurs immigrés ne font qu’aggraver le phénomène. (...)
Le travail et l’errance des enfants des travailleurs du Golfe décédés, Shashi Kumari Yadav en fait son combat. Dans le village de Pipra Pra Pi, toujours dans le district de Siraha, cette employée de Safer Migration Project (SaMi), une ONG spécialisée dans le conseil psychosocial aux femmes et enfants de travailleurs migrants, comptabilise 200 foyers – sur 4500 – endeuillés par la perte d’un père parti dans la Péninsule arabique. « Et la mort de ces hommes signifie la déscolarisation quasi immédiate des enfants, explique-t-elle. C’est un gâchis. Même si l’enfant est doué et souhaite continuer l’école, sa mère sera financièrement incapable de lui offrir ce privilège, et il finira irrémédiablement par exercer un travail manuel ou par sombrer dans des activités illicites. L’avenir de ces enfants est condamné. » Elle détaille : « Sur les 200 familles que je viens de mentionner, les enfants de 50 d’entre elles sont à l’heure actuelle dans les champs pour gagner un peu d’argent. Dans la quasi-totalité des cas, ces enfants sont mentalement instables et tombent dans la petite criminalité. Il y a donc bien un lien de cause à effet entre la mort des travailleurs migrants dans les pays du Golfe et l’augmentation du travail des enfants dans les alentours de Pipra Pra Pi. » (...)
Gayatri Mandal, s’est assise au milieu de la petite cour sur une chaise en plastique. Elle explique que son mari, Ram, est revenu en juin 2021 du Qatar avec une insuffisance rénale après quatre ans de labeur sur place comme homme de ménage. « Les retards de paiement et la faim lui ont fait beaucoup de mal. Mon mari était en forme avant de partir, les choses ont commencé à se détériorer là-bas. Il se plaignait souvent de la mauvaise qualité de l’eau qu’on lui donnait. Elle sentait mauvais, disait-il. » Hospitalisé au Qatar, Ram Mandal a finalement été invité à rentrer chez lui pour demander une greffe de rein à l’un des membres de sa famille, avec la promesse d’un virement de 200 000 roupies (1500 euros) pour couvrir les frais d’opération. « Il est mort avant même l’opération et l’entreprise ne répondait déjà plus, reprend sa veuve. Depuis, le seul revenu de la famille, c’est Aditya. C’est un enfant, mais il peut gagner de l’argent pour mettre un peu de nourriture sur la table. L’école n’est pas une option. Quand il aura 18 ans, il ira dans le Golfe, comme son père. Nous sommes trop pauvres pour choisir. » (...)
Si des dizaines de milliers de jeunes paysans népalais prennent la route des pays du Golfe, c’est aussi pour fuir un mécanisme d’asservissement local appelé haruwa-charuwa. Le haruwa désigne celui qui laboure la terre et le charuwa celui qui garde le bétail. Les propriétaires terriens, nés dans les castes les plus prestigieuses, et les paysans, principalement issus de la caste dalit – sorte d’intouchables – vivent selon ce maillage social dans les plaines sud du Teraï. Et si la loi népalaise de 2002 sur l’interdiction de la servitude dispose que « nul ne peut maintenir ni employer une personne en tant que travailleur asservi » , le travail forcé a en réalité encore cours aujourd’hui. Pour ces populations, les pays du Golfe représentent une chance de s’extirper de cette exploitation encore plus précaire. Mais les frais d’agence demandés illégalement par certains agents de migration véreux ont un coût, et les paysans se retrouvent à demander un prêt aux propriétaires terriens pour financer leur voyage. Le taux d’intérêt est exorbitant : 3% par mois, avec parfois nul autre choix que celui d’offrir comme garantie la force de travail d’un membre de leur famille. (...)
Raj est finalement rentré après presque deux ans d’exil dans la Péninsule arabique, en ayant tout juste remboursé sa dette contractée auprès du propriétaire terrien de son village. « Finalement, conclut-il, le système haruwa-charuwa ou la migration vers le Golfe, c’est la même chose : nous resterons à jamais les esclaves des propriétaires terriens. »