
Saisissante adaptation des tensions accumulées dans les banlieues, le film de Ladj Ly compose une fresque virtuose, que son succès menace de transformer en machine spectaculaire simpliste.
Les Misérables sort sur les écrans affublé d’une réputation qui le servira sans doute médiatiquement et commercialement, mais qui ne lui rend pas justice. Le film de Ladj Ly, auréolé de son prix à Cannes et de sa sélection par l’administration française pour représenter le pays aux Oscars, est en effet promu au rang de manifeste en faveur des oubliés des banlieues.
La fonction est d’ailleurs honorable, et elle renvoie à la démarche du réalisateur de Montfermeil et du collectif Kourtrajmé, dont il fait partie. (...)
Ce collectif travaille effectivement à ouvrir l’accès à la visibilité, en particulier par le cinéma, aux jeunes gens « issus des cités », selon l’une des nombreuses périphrases maladroites en vigueur –mais on craindra plus encore les périphrases adroites, et prendra acte comme d’un symptôme du caractère innommable de ces gens-là, que le film appelle donc « les misérables », allant chercher chez Victor Hugo moins une filiation, encore moins une ressemblance entre le roman et le film, qu’une formule susceptible de déplacer un peu le poids des clichés.
Déplacer les clichés, les mettre en mouvement, et en conflit les uns avec les autres, est précisément ce que fait ce film ambitieux, courageux et dérangeant. Ainsi il offre aux êtres humains dont il évoque la situation bien davantage qu’une étiquette globalisante et finalement stigmatisante, « oubliés » ne valant au fond guère mieux que « racaille ».
S’ouvrant sur l’immense mais très éphémère mouvement de joie collective qui a suivi la victoire de l’équipe de France au Mondial 2018, il suit ensuite dans une cité de Seine-Saint-Denis l’initiation d’un jeune policier qui a rejoint la BAC locale.
Avec ce trio de flics très différents entre eux, Les Misérables déploie une cartographie sensible de la diversité des habitants d’un plutôt bien nommé « grand ensemble ». (...)
Pas exactement un portrait idyllique des habitants de ce lieu qui est la cité des Bosquets à Montfermeil, et pourrait être cent autres endroits en France. Un portrait partiel (il est loin de tout dire de l’existence dans les cités), mais qui n’est pas univoque. (...)
Tandis que deux événements –un vol qui met en fureur des membres de la communauté rom et une bavure (au sens propre : involontaire) policière– enclenchent de multiples mécanismes, c’est toute la complexité des organisations humaines, affectives, idéologiques, religieuses, générationnelles de la cité qui apparaît.
Il dresse ainsi un répertoire très complet des formes de pouvoir qui s’affrontent, pouvoir de la force, des mots, des images, des croyances, des rituels. À « la loi » supposée régir le vivre-ensemble, s’est substituée tout un assemblage hautement inflammables de lois hétérogènes, qui ne se respectent pas entre elles, mais s’instrumentalisent les unes les autres vertigineusement. (...)
Les flics transgressent aussi volontiers les réglements qui régissent leur action que les trafiquants se font ultralégalistes chaque fois que ça les arrange, la religion pouvant servir à tout justifier, etc.
Cette mosaïque malsaine et instable mène au déchaînement des plus jeunes, imprégnés de jeux vidéo et de pulsion de surenchère nourrie par une vision du monde entièrement sous le signe de la compétition.
Il n’y a pas de Jean Valjean dans ces Misérables-là. On y trouve une bonne douzaine de figures qui incarnent des manières d’être, des possibilités d’agir, des limites. (...)
Contrairement à ce qui se dit beaucoup, le film n’est pas la suite ou l’équivalent de La Haine, œuvre simplificatrice et assez cynique, où le déroulement de l’action dépendait davantage des intérêts d’une dramatisation fabriquée que des réalités évoquées, et qui jouait à fond sur le folklore « banlieue ».
La sève documentaire
Les Misérables évoque plutôt le véritable grand film de l’époque sur le sujet, État des lieux de Jean-François Richet et Patrick Dell’Isola, également sorti en 1995, mais injustement rejeté dans l’ombre par le succès du film de Kassovitz. (...)
Tendue, nerveuse, la mise en scène réussit le tour de force de ne jamais sacrifier les bénéfices spectaculaires à la richesse des notations et à la possibilité d’entendre aussi les murmures, au milieu des insultes ou des numéros de frime, et, finalement, des fracas d’un affrontement qui n’a rien d’artificiel.
Avec Les Misérables, ce cinéaste dont c’est le premier film de fiction mais qui n’a rien d’un débutant, poursuit en fait un parcours cohérent, branché sur la réalité. On lui doit notamment les documentaires 365 jours à Clichy Montfermeil et 365 jours au Mali. (...)
Si Les Misérables est assurément un film de fiction, et même un film d’action, la qualité du regard documentaire de son auteur y est très visible.
Entre chronique et affrontements, feu d’artifice de formules et de postures et horizon d’une appartenance commune à un grand ensemble, le pays de France, aux formes incernables et aux visages en danger de devenir irréconciliables, ce regard nourrit de l’intérieur la dynamique singulière du long-métrage.