
Grand plaisir à lire ce livre constitué d’intéressantes études croisées qui définissent par leurs convergences comme par leurs différences, une zone intermédiaire entre plusieurs mondes ou "réalités", entre plusieurs manières de s’y prendre avec les nouveaux objets de connaissance, entre deux époques surtout. Je dirais d’abord que -bien heureusement- ce livre échappe aux antagonismes purement notionnels où "le virtuel" est embarqué dans un combat "pour ou contre" d’autant plus violent qu’il n’a aucun sens puisque les NTIC, les ordinateurs et tous les "objets nés de la culture digitale" font partie de la réalité de notre monde, s’y développent à grande vitesse et pour longtemps.
La plupart des contributions publiées ici apportent un véritable "travail", que ce soit un travail de concepts qui s’enracine du coté de la philosophie (les origines de la pensée sur le nombre, Aristote et la causalité, Deleuze lecteur de Leibniz.), ce que font notamment G. Benham et S. Missonnier, ou que ce travail cherche à définir le virtuel dans ses relations avec les instances freudiennes de l’appareil psychique, comme le fait S. Faure-Pragier, en développant des questions comme celle-ci : "l’inconscient est-il une réalité virtuelle ?", ou encore des travaux plus expérimentaux sur le corps et les "images-actées" comme le fait J-L. Weissberg.
Il me semble que les zones d’accord qui se dessinent si on rapproche tous les textes concernent, d’une part la reconnaissance de l’importance des changements que nous sommes en train de vivre, que S. Faure-Pragier qualifie de "découverte considérable", et d’autre part les terrains où cette "nouveauté" peut le mieux être prise en compte par les psychanalystes et les chercheurs d’autres disciplines. (...)
Le désir et ses constituants, la fantasmatisation et la pulsion donc... La voie proposée par M. Leclaire est particulièrement stimulante, puisqu’elle prend en compte directement la motricité (si importante dans l’expérience du cybermonde et de la réalité virtuelle ) et qu’elle la retrouve chez Freud liée à l’hallucination. Cette voie est une des passerelles vers les travaux de J-L.Weissberg qui s’intéresse à la liaison "main-vue" dans sa définition des images-actées : "ce sont des images à fort coefficient d’incarnation, non pas seulement de contemplation/interprétation, mais d’appropriation/activation où la main et l’oil nouent des alliances naturelles et inédites"... La main et l’oil, les alliances entre la pulsion d’emprise et la pulsion de voir ? c’est tout le champ des recherches sur perversion/castration, perversion/sublimation qui se trouve ré-activé autrement.
Autres "tracés" à passerelles multiples : les interrogations sur "le corps dans sa relation avec la technique" dans les échanges à trois de J. Perriault avec H. Lisandre et S. Missonnier notamment. Bien d’autres aspects des formes de théorisation, que l’on peut découvrir en lisant ce livre, se trouvent rattachés au corpus théorique freudien, qu’ils interrogent. Particulièrement important, le travail de S. Tisseron, qui étudie les effets des nouvelles technologies sur les repères identificatoires. Il me paraît certain que cette voie de recherche sur ce qui arrive à "l’identité" est des plus nécessaires, pour comprendre notamment les différentes pathologies qui seraient accentuées (voire peut-être même créées ?) par la pratique de l’Internet, mais aussi les nouvelles tentatives de recherche de soi (notamment pour les adolescents) que ce media rend possibles.
J’ai comme hypothèse que c’est en se donnant une réelle expérience de ces nouvelles technologies que les psychanalystes peuvent le mieux élaborer les idées qui permettent de penser ce qui est en train de modifier profondément la culture et la vie humaine sur toute la planète, et que c’est cette expérience qui leur permettra d’entendre quelque chose aux chemins que leurs analysants y prennent aussi. De ce point de vue, les apports cliniques de ce livre sont précieux. (...)
Ce livre n’augmentera en rien les "agacements" évoqués par S. Missonnier dans sa préface, n’ajoutera pas de brouillard aux discussions confuses qui masquent de plus en plus mal toutes sortes de forme de déni et de paresses, quand il s’agit de penser les conséquences et les effets de la révolution numérique. Bien au contraire, en partageant ses acquis comme ses interrogations, ce livre propose des étayages efficaces et multiples à notre désir de travailler pour comprendre ce qui vient d’arriver à la culture humaine.