
De nombreux motifs ont poussé les Algériens à la révolte. Parmi eux, un système de santé qui, malgré d’incontestables succès, reste miné par l’incompétence et la corruption.
Abdelaziz Bouteflika, le général Khaled Nezzar et bien d’autres dignitaires algériens ont fait des hôpitaux européens leur destination de soins privilégiée. Ce manque de confiance dans le système de santé national, Mohamed Mebtoul, fondateur de l’anthropologie de la santé en Algérie et auteur de L’Algérie. La citoyenneté impossible ? (Koukou, Alger, 2018) l’interprète comme « une forme de mépris à l’égard de la population et des professionnels de santé. Le complexe du colonisé, pour reprendre Fanon, semble prégnant dans la quête de soins à l’étranger, parfois pour des maladies aisément prises en charge en Algérie ».
Est-ce ce complexe ou la nécessité d’avoir des « relations » pour obtenir un rendez-vous et l’insalubrité chronique des infrastructures qui ont poussé en 2017 150 000 Algériens à recourir aux cliniques privées tunisiennes, alors que les Tunisiens sollicitent le service public algérien, moins coûteux ? Plus de 2 000 autres ont été soignés en France où travaillent plusieurs milliers de médecins formés en Algérie.
Mauvaise gestion politique
Le lapsus d’un lecteur du quotidien Liberté qui confond « auscultation » et « occultation » illustre un vrai sentiment d’invisibilité chez le patient (...)
Le budget alloué ces deux dernières années à la santé s’élève à près de 6 milliards de dollars (5,35 milliards d’euros), quand « l’assurance maladie couvre 85 % de la population, souligne Brahim Brahamia. Les malades chroniques, les jeunes enfants, les ménages indigents sont soignés gratuitement. » Cet économiste de la santé tempère les critiques : « Nous n’avons pas les moyens des nations développées, mais notre système de santé est classé quatrième en Afrique. Il nous a fait gagner 30 ans d’espérance de vie depuis 1962. À l’indépendance, l’Algérie disposait d’un médecin algérien pour 30 000 habitants. En 2016, l’indice est d’un médecin pour 545 habitants. »
Des greffes précipitées
Qu’est-ce qui explique alors les dysfonctionnements dénoncés par les usagers ? « Le système de santé algérien, répond Brahamia, souffre d’incohérences en matière de gouvernance, de management, d’évaluation de la performance. Les dépenses de santé sont en net accroissement sans une réelle maîtrise (...)
Mohamed Mebtoul accuse les pouvoirs publics d’avoir opéré « de multiples greffes précipitées et hasardeuses d’équipements et d’hôpitaux dans une société profondément sous-analysée, donnant à voir des structures de soins sans personnel et profondément sous-utilisées. Occultant les spécificités économiques, culturelles, géographiques et sanitaires de chaque région, ils ont produit de l’uniformisation et de la standardisation, faisant peu de cas de la complexité et de la diversité des espaces sociaux. Résultat : les patients et leurs familles sont contraints à l’errance sociale et thérapeutique pour se faire soigner dans les CHU situés dans les villes d’Oran, d’Alger et de Constantine. (...)
La volonté d’en faire toujours plus, sans forcément en avoir les moyens, a abouti à une médecine qui a déserté les chemins de la recherche scientifique. Exception faite de quelques grands services hospitaliers, les personnels de santé ne peuvent répondre aux exigences de la médecine moderne. » (...)
en 1993, après l’assassinat du psychiatre Mahfoud Boucebci, des centaines de psychiatres ont quitté le pays, provoquant une vraie saignée et une coupure générationnelle qui a entravé la transmission. (...)
la gestion de la politique de la santé passe par des réformes dont le but est d’adapter les dépenses au cours du pétrole
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. C’est dans cette optique et pour favoriser la production locale qu’une loi datant de 2008 a interdit l’importation des médicaments fabriqués sur le territoire national. Cependant, la rationalisation des dépenses visée n’est pas atteinte. (...)
Cette loi a néanmoins créé une pénurie sur les étals, mettant en branle le système D qui supplée, au moins en partie, au manque de médicaments. Des commandes sont passées auprès des proches vivant à l’étranger qui se transforment, à chaque voyage, en pharmacies ambulantes. Un approvisionnement du marché national non négligeable et difficile à chiffrer. (...)
Le malaise du secteur public en fait un « évacuateur » des patients vers les cliniques privées qui se sont multipliées sous le règne de Bouteflika. (...)
Premier effet de ce business, les femmes sont victimes d’une enrichissante « épidémie des césariennes » qui constitue « 50 % du chiffre d’affaires » de certaines cliniques selon Ahcène Zenati. (...)
Autre phénomène, l’usager est souvent incité à se rendre dans le privé où il retrouve le même personnel qui l’y a orienté sous prétexte de l’urgence d’une prise en charge que l’hôpital public ne peut offrir faute de places ou de moyens. (...)
La « médecine prophétique », pratiquée par des individus souvent sans formation médicale, profite aussi de la situation. Un raqqi, sorte d’exorciste, a chargé une femme de remettre sa carte de visite à Boualem Ghanim pour un échange de clientèle : « Il s’est permis une telle inanité, car certains confrères ripoux ont marché dans la combine, dit le médecin. Et les choses se sont bien aggravées, puisque aujourd’hui nombre de soignants portent des accoutrements islamistes (pantalon au-dessus des chevilles, qamis, barbes teintes au henné…) et pratiquent la hidjama [saignée par ventouses], la roqqya, l’imposition des mains… Ils ont beaucoup de succès auprès d’une catégorie de la population qui leur prête des pouvoirs divins. » (...)
de nombreux scandales financiers et conflits d’intérêts ont éclaboussé le monde de la santé. (...)
C’est dans ce contexte de corruption et de mauvaise gestion que l’Algérie doit faire face aux défis qu’impose l’augmentation du stress, la pollution et l’accès à la surconsommation de produits alimentaires qui répondent rarement aux normes internationales pour l’utilisation des additifs, des pesticides et du sucre. En 2016, 41 % des décès seraient dus aux maladies cardiovasculaires.