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le Monde Diplomatique
Le spectre du techno-populisme
Article mis en ligne le 20 novembre 2018
dernière modification le 18 novembre 2018

Longue et trouble est l’histoire du techno-populisme, cet art de multiplier les promesses creuses au nom du pouvoir tellurique de la disruption numérique. Nous connaissons cependant la date précise de sa consécration : 2006, l’année où le magazine Time « Vous » a élu comme personnalité de l’année, en hommage aux millions d’anonymes qui alimentent l’Internet des années 2000. Un choix qui a profondément inscrit ces thèmes dans l’inconscient collectif.

En réalité, les sites comme Wikipedia ou Flickr comptaient relativement peu de contributeurs. Mais leur célébration universelle a retardé ou désamorcé les questions concernant le pouvoir des entreprises ou la longévité de l’utopie numérique naissante. Sans surprise, quelques années plus tard, cette utopie n’était plus : hyper-centralisé et dominé par une poignée de plateformes, le Web n’était plus que l’ombre de l’entité excentrique qu’il représentait auparavant.

En 2018, l’utilisateur créatif tout-puissant de 2006 a fait place à un junkie zombifié accro à la mollette de défilement et au bouton « J’aime », emprisonné pour toujours dans les cages invisibles des courtiers en données. Ironiquement, ce noble effort pour élever tout le monde au rang d’intellectuels et de créatifs nous a assuré une présence éternelle dans les listes de Cambridge Analytica.(...)

plateformes n’en étaient qu’à leurs balbutiements, on pouvait facilement croire à l’imminence d’une révolution mondiale qui favoriserait plus d’activités économiques horizontales et informelles, loin des grands groupes centralisés d’hier. Finis les chauffeurs professionnels, les limousines et les hôtels ; le monde appartient désormais aux amateurs, aux cyclistes et à ceux qui partagent leur canapé !

Cette vision alléchante, qui s’inspire de la rébellion de la contreculture à l’encontre de l’autorité, de la hiérarchie et des experts, manquait cependant d’appui de la part des principales formations politiques et des mouvements sociaux. Les partis, une fois au pouvoir, auraient pu s’assurer que les plateformes locales disposent de fonds publics afin de ne pas être soumis aux dures lois de la concurrence, tout en employant leur influence politique pour tenir à distance les concurrents fortunés du secteur commercial classique.

Après tout, au siècle dernier, un effort comparable alimentant un véritable projet politique a permis la naissance de l’État-providence. Au lieu d’ouvrir le financement de l’éducation et de la santé à des entités privées, ces services ont été délibérément écartés de la logique de marché grâce à des investissements publics conséquents.

Malgré ses dérives autoritaires et hiérarchiques, l’État-providence qui a émergé était probablement le meilleur compromis possible étant donné les contraintes, à la fois politiques et idéologiques, de cette époque-là. Aujourd’hui cependant, on peut aisément envisager une mise en place plus horizontale de ces services, plus respectueuse de l’économie locale, des décisions démocratiques et des particularités individuelles. Cela vaut d’ailleurs pour l’ensemble de l’économie. Les plate-formes numériques jouent un rôle d’intermédiaire crucial dans l’interaction des citoyens entre eux, des citoyens avec les entreprises, mais aussi des citoyens avec les institutions.

Cependant, aucun projet politique récent n’a prévu d’en finir avec la marchandisation de la démocratisation l’État et de l’économie.(...)

Tout comme le projet antérieur, le nouveau semblait fonctionner, au début du moins. Partage de voiture, de vélo, d’appartement : toutes ces activités ont récemment explosé, en particulier grâce à des injections de capitaux considérables, dont beaucoup proviennent de fonds souverains et de sociétés de capital-risque (lire « Les fonds souverains à l’assaut du futur technologique »). L’Arabie saoudite a même généreusement placé ses revenus pétroliers dans des fonds d’investissement comme la société japonaise SoftBank, afin de financer le covoiturage et la livraison de repas partout dans le monde.

Le prompt développement de « l’économie collaborative » (également couramment appelée « économie du partage », de l’anglais sharing economy) représente une aubaine pour ceux qui proposent des services ou des biens sur des plateformes numériques, ainsi que pour ceux qui les achètent ou les louent. (...)

Beaucoup de municipalités en difficulté sont aussi entrées dans la danse, voyant que le capital privé pouvait financer des infrastructures et faciliter le tourisme, bouée de sauvetage des économies désindustrialisées (lire « La reconquête des données passera par les villes »).

Or ce conte de fées s’achèvera comme celui de la décennie précédente : 2018 est à l’économie collaborative ce que 2006 était aux contenus créés par les utilisateurs : le début de la fin. Cela ne signifie pas que les plate-formes disparaîtront, loin de là. Mais les nobles ambitions qui avaient permis de légitimer leurs activités aux yeux du public vont maintenant laisser place à l’impératif prosaïque et parfois violent imposé par la règle d’or de la concurrence : la quête du profit.(...)

Étant donné les sommes d’argent engagées (des dizaines et bientôt des centaines de milliards de dollars), les luttes actuelles dans des secteurs comme le covoiturage se solderont probablement par la consolidation et la centralisation autour d’une ou deux plate-formes dominantes qui règneront sur une zone géographique précise. Et les capitaux victorieux appartiendront aux acteurs établis, comme en témoigne la récente acquisition par Ford de Spin, une prometteuse start-up de scooters électriques.(...)

Les montagnes de déchets plastiques générés par les start-up de livraisons de repas détonnent avec les solutions durables promises par l’économie participative. Les bas tarifs lourdement subventionnés, conséquence temporaire d’une concurrence intense, ne feront pas long feu, car les entreprises qui l’emporteront devront rattraper ces lourdes pertes, probablement en augmentant les prix.

Cela prendra peut-être quelques années, mais le mythe de « l’économie collaborative » finira sans aucun doute aux oubliettes, tout comme celui des « contenus créés par les utilisateurs » il y a une dizaine d’années. Néanmoins, le techno-populisme survivra et formulera d’autres promesses audacieuses sur le blockchain, l’intelligence artificielle ou la « ville intelligente ».

Toutes ces promesses paraîtront au départ raisonnables, voire attrayantes. Mais elles tomberont les unes après les autres si elles ne s’accompagnent pas d’un programme politique fort, qui ne se bercerait pas d’illusions sur la capacité du capitalisme mondial à favoriser l’émancipation sociale. La démocratisation de la société ne se monnaie pas, et certainement pas avec l’argent de l’Arabie saoudite.