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Le silence en héritage ?
Les Arméniens et le génocide, entre impératif d’oubli et travail d’anamnèse
Article mis en ligne le 27 septembre 2015
dernière modification le 23 septembre 2015

Il y a cent ans, le 24 avril 1915, le ministre de l’intérieur ottoman Talât Pacha ordonnait l’arrestation des intellectuels ou notables arméniens à Constantinople : ecclésiastiques, médecins, éditeurs, journalistes, avocats, enseignants, hommes politiques, ce sont plus de 2000 personnes qui furent alors arrêtées en quelques jours, avant d’être déportées puis massacrées.

Ces journées marquent le déclenchement officiel d’un génocide planifié et initié plusieurs semaines plus tôt, qui coûtera la vie à plus d’un million de personnes, soit près des deux tiers de la population arménienne. Pour le centenaire de ce génocide, nous proposons, dans les lignes qui suivent, quelques aperçus sur un important travail de thèse en cours d’achèvement, portant sur la mémoire individuelle et collective des Arméniens aux prises avec le déni étatique turc. Cette recherche se base sur des entretiens menés pendant trois ans (2009, 2010, 2011) en Turquie, dans plusieurs villes d’Anatolie et surtout à Istanbul, auprès de trois générations d’Arméniens.

La société de Turquie (Türkiye toplumu) [1] est traversée par plusieurs mémoires, correspondant aux diverses minorités qui la composent, entre autres les Arméniens, les Kurdes, les Alévis, etc. Elles se trouvent toutes confrontées à une mémoire nationale turque, homogénéisée, globalisante. La République Turque, volontairement, a tout mis en œuvre, depuis sa création en 1920, pour effacer cette mémoire plurielle : une véritable politique de l’oubli organise toutes les institutions de l’Etat, et produit ses effets jusque dans la mentalité des citoyens.

Les Arméniens, qui font partie de ces citoyens, sont donc eux aussi affectés et conditionnés par cette politique de l’oubli. La question se pose donc de savoir si les politiques d’oubli ont atteint leur but, et imposé une mémoire unique grâce à une narration nationale, par des récits, des symboles, des discours officiels, par toutes ses institutions et finalement par tous ses citoyens. Les Arméniens ont-il été les pures victimes de cette politique d’amnésie, ont-ils complètement oublié leur propre passé, ou bien ont-ils résisté à cette hégémonie officielle et conservé tout ou partie de leur mémoire ? La communauté arménienne, qui cohabite avec les Turcs depuis des siècles, est-elle présente au sein de l’espace public, avec sa propre mémoire, ou reste-t-elle silencieuse, marginalisée et renfermée sur elle-même à cause d’événements passés – à commencer par le génocide ? (...)

Au cours des années 2000, nous assistons en Turquie à l’émergence prometteuse d’historiens, de sociologues, de chercheurs, d’intellectuels qui s’attaquent au tabou de 1915 et à l’historiographie officielle du pays. Cette société civile a joué un rôle essentiel pour le travail de mémoire des Arméniens. Plusieurs conférences ont été organisées, de multiples livres ont été écrits et édités, divers débats ont permis de remettre en cause l’histoire officielle. De plus, avec l’hebdomadaire bilingue turco- arménien Agos, fondé en 1996 par Hrant Dink, figure importante de la communauté arménienne et de la Turquie, les questions les plus sensibles de la mémoire arménienne ont été abordées dans l’espace public.

En 2007, l’assassinat de Hrant Dink a suscité chez de nombreux citoyens, turcs, kurdes, alévis, etc., une volonté de briser les tabous tout en permettant un dialogue entre tous les citoyens. Cet événement constitue une rupture au sein de l’amnésie politique. Depuis lors, une partie des citoyens du pays mène un combat commun contre cette politique d’oubli, induisant un changement profond au sein de la société. (...)