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Le silence en héritage ?
Article mis en ligne le 24 avril 2015

Il y a cent ans, le 24 avril 1915, le ministre de l’intérieur ottoman Talât Pacha ordonnait l’arrestation des intellectuels ou notables arméniens à Constantinople : ecclésiastiques, médecins, éditeurs, journalistes, avocats, enseignants, hommes politiques, ce sont plus de 2000 personnes qui furent alors arrêtées en quelques jours, avant d’être déportées puis massacrées. Ces journées marquent le déclenchement officiel d’un génocide planifié et initié plusieurs semaines plus tôt, qui coûtera la vie à plus d’un million de personnes, soit près des deux tiers de la population arménienne.

Pour le centenaire de ce génocide, nous proposons, dans les lignes qui suivent, quelques aperçus sur un important travail de thèse en cours d’achèvement, portant sur la mémoire individuelle et collective des Arméniens aux prises avec le déni étatique turc. Cette recherche se base sur des entretiens menés pendant trois ans (2009, 2010, 2011) en Turquie, dans certaines villes d’Anatolie et surtout à Istanbul, auprès de trois générations d’Arméniens.

La société de Turquie (Türkiye toplumu) [1] est traversée par plusieurs mémoires, correspondant aux diverses minorités qui la composent, entre autres les Arméniens, les Kurdes, les Alévis, etc. Elles se trouvent toutes confrontées à une mémoire nationale turque, homogénéisée, globalisante. La République Turque, volontairement, a tout mis en œuvre, depuis sa création en 1920, pour effacer cette mémoire plurielle : une véritable politique de l’oubli organise toutes les institutions de l’Etat, et produit ses effets jusque dans la mentalité des citoyens.

Les Arméniens, qui font partie de ces citoyens, sont donc eux aussi affectés et conditionnés par cette politique de l’oubli. La question se pose donc de savoir si les politiques d’oubli ont atteint leur but, et imposé une mémoire unique grâce à une narration nationale, par des récits, des symboles, des discours officiels, par toutes ses institutions et finalement par tous ses citoyens. Les Arméniens ont-il été les pures victimes de cette politique d’amnésie, ont-ils complètement oublié leur propre passé, ou bien ont-ils résisté à cette hégémonie officielle et conservé tout ou partie de leur mémoire ? La communauté arménienne, qui cohabite avec les Turcs depuis des siècles, est-elle présente au sein de l’espace public, avec sa propre mémoire, ou reste-t-elle silencieuse, marginalisée et renfermée sur elle-même à cause d’événements passés – à commencer par le génocide ?

L’histoire des Arméniens a toujours été mise à l’écart de la sphère publique, tant dans les discours officiels que dans la vie politique et que dans les domaines de la culture, de l’éducation ou de la recherche. Un silence total a régné sur cette question jusqu’aux années 1980. (...)

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Le silence en héritage ?

04/24/2015
00:21
Les mots sont importants (lmsi.net)
Nazli Temir Beyleryan
Vue site web

Il y a cent ans, le 24 avril 1915, le ministre de l’intérieur ottoman Talât Pacha ordonnait l’arrestation des intellectuels ou notables arméniens à Constantinople : ecclésiastiques, médecins, éditeurs, journalistes, avocats, enseignants, hommes politiques, ce sont plus de 2000 personnes qui furent alors arrêtées en quelques jours, avant d’être déportées puis massacrées. Ces journées marquent le déclenchement officiel d’un génocide planifié et initié plusieurs semaines plus tôt, qui coûtera la vie à plus d’un million de personnes, soit près des deux tiers de la population arménienne. Pour le centenaire de ce génocide, nous proposons, dans les lignes qui suivent, quelques aperçus sur un important travail de thèse en cours d’achèvement, portant sur la mémoire individuelle et collective des Arméniens aux prises avec le déni étatique turc. Cette recherche se base sur des entretiens menés pendant trois ans (2009, 2010, 2011) en Turquie, dans certaines villes d’Anatolie et surtout à Istanbul, auprès de trois générations d’Arméniens.

La société de Turquie (Türkiye toplumu) [1] est traversée par plusieurs mémoires, correspondant aux diverses minorités qui la composent, entre autres les Arméniens, les Kurdes, les Alévis, etc. Elles se trouvent toutes confrontées à une mémoire nationale turque, homogénéisée, globalisante. La République Turque, volontairement, a tout mis en œuvre, depuis sa création en 1920, pour effacer cette mémoire plurielle : une véritable politique de l’oubli organise toutes les institutions de l’Etat, et produit ses effets jusque dans la mentalité des citoyens.

Les Arméniens, qui font partie de ces citoyens, sont donc eux aussi affectés et conditionnés par cette politique de l’oubli. La question se pose donc de savoir si les politiques d’oubli ont atteint leur but, et imposé une mémoire unique grâce à une narration nationale, par des récits, des symboles, des discours officiels, par toutes ses institutions et finalement par tous ses citoyens. Les Arméniens ont-il été les pures victimes de cette politique d’amnésie, ont-ils complètement oublié leur propre passé, ou bien ont-ils résisté à cette hégémonie officielle et conservé tout ou partie de leur mémoire ? La communauté arménienne, qui cohabite avec les Turcs depuis des siècles, est-elle présente au sein de l’espace public, avec sa propre mémoire, ou reste-t-elle silencieuse, marginalisée et renfermée sur elle-même à cause d’événements passés – à commencer par le génocide ?

L’histoire des Arméniens a toujours été mise à l’écart de la sphère publique, tant dans les discours officiels que dans la vie politique et que dans les domaines de la culture, de l’éducation ou de la recherche. Un silence total a régné sur cette question jusqu’aux années 1980.

Après les attentats perpétrés par l’ASALA (Armée sécrète de libération de l’Arménie) au cours des années 1980, qui ciblaient principalement les diplomates turcs et qui ont provoqué plusieurs morts en Europe et à Istanbul, on a commencé à parler de « ce qui s’est passé » en 1915. Parallèlement, un certain nombre d’ouvrages de propagande turcs et étrangers ont été publiés avec l’intention de défendre l’idéologie officielle du gouvernement turc. Les Arméniens se sont vus cités dans l’historiographie turque, notamment dans l’ouvrage de Le Dossier Arménien [2], texte de propagande, développant l’argumentaire négationniste encore tenu par l’Etat turc aujourd’hui. Ce livre, comme les attentats de l’ASALA, a contribué à briser en Turquie le mutisme officiel sur le génocide des Arméniens. La Question arménienne est apparue brusquement dans le discours étatique, ce qui lui a donné une visibilité publique. Cependant, l’image négative renvoyée par les attentats de l’ASALA ont entrainé une nouvelle stigmatisation des Arméniens de Turquie, ces derniers étant de nouveau qualifiés de « traîtres » et d’« assassins » par la presse, mais également par une partie des citoyens.

Au cours des années 2000, nous assistons en Turquie à l’émergence prometteuse d’historiens, de sociologues, de chercheurs, d’intellectuels qui s’attaquent au tabou de 1915 et à l’historiographie officielle du pays. Cette société civile a joué un rôle essentiel pour le travail de mémoire des Arméniens. Plusieurs conférences ont été organisées, de multiples livres ont été écrits et édités, divers débats ont permis de remettre en cause l’histoire officielle. De plus, avec l’hebdomadaire bilingue turco- arménien Agos, fondé en 1996 par Hrant Dink, figure importante de la communauté arménienne et de la Turquie, les questions les plus sensibles de la mémoire arménienne ont été abordées dans l’espace public.

En 2007, l’assassinat de Hrant Dink a suscité chez de nombreux citoyens, turcs, kurdes, alévis, etc., une volonté de briser les tabous tout en permettant un dialogue entre tous les citoyens. Cet événement constitue une rupture au sein de l’amnésie politique. Depuis lors, une partie des citoyens du pays mène un combat commun contre cette politique d’oubli, induisant un changement profond au sein de la société.

Ce combat n’est toutefois pas facile pour les Arméniens. Ils ont une lutte à mener contre l’oubli, en résistant aux oppressions et aux amnésies politiques, tout en essayant d’effacer les souvenirs douloureux, traumatiques, de leur mémoire. Ce besoin d’oubli de leur passé tragique nous paraît, a priori, logique. En effet, cohabiter avec la nostalgie douloureuse du passé rend difficile le présent. Le propos de l’ethnologue Marc Augé : « l’oubli est nécessaire à la société comme à l’individu. Il faut savoir oublier pour goûter la saveur du présent, de l’instant et de l’attente » [3], illustre bien le comportement des Arméniens, qui veulent effacer certains souvenirs pour vivre le présent, c’est-à-dire s’inscrire dans la contemporanéité. N’est-il pas parfois légitime d’oublier certains souvenirs profondément traumatisants ?

Pourtant nous enregistrons aussi, a posteriori, la grande difficulté d’un tel effacement des stigmates du passé (...)

Le 24 avril 1915 (date du déclenchement du génocide) et le 19 janvier 2007 (date de l’assassinat de Hrant Dink) sont deux dates de référence qui marquent des ruptures importantes pour les anciens comme pour les jeunes Arméniens. Ces dates pourraient être inscrites dans l’ensemble des « lieux de mémoire » répertoriés par la communauté. Quand nous parlons de lieux, ceux-ci contiennent non seulement des espaces physiques mais aussi des espaces symboliques. (...)

Aujourd’hui en Turquie, au travail d’oubli s’oppose un travail de mémoire. Certains souvenirs oubliés ont une visibilité publique croissante, grâce aux lieux de mémoire qui ont émergé et grâce au travail de mémoire. (...)