
Quelles perspectives esquisser pour le monde de demain, si nous croyons vivre la fin du monde ? Quels risques nos actions font-elle courir au monde, au point de mettre son avenir en péril ? Y aura-t-il même un monde demain ? Telles sont les questions que notre époque ne cesse de remuer, d’une manière ou d’une autre, que l’on évoque l’écologie et le changement climatique, les guerres, le terrorisme, ou encore le désir d’apocalypse de quelques-uns.
Chercheurs, imprécateurs et devins s’y affrontent, sous des angles certes différents et incompatibles, mais la prégnance des visions apocalyptiques – de la révélation d’une fin du monde – domine. Des artistes s’en inquiètent selon diverses modalités, parmi lesquels, de nos jours, Will Wilson par exemple, avec ses photographies qui mettent en scène un homme post-apocalyptique. (...)
Dès lors qu’une crise menace une société ou une culture, les récits de l’effondrement du monde, de l’écroulement de son ordre, et de la familiarité avec lui abondent. Mais ces récits contiennent aussi, le plus souvent, l’idée d’une descente au plus profond du chaos, avant une remontée possible vers l’ordre. Ils combinent apocalypse et eschatologie. Reconnaître ce phénomène, et le prendre au sérieux, devrait inciter les chercheurs à lire, ou relire, selon les cas, la traduction désormais proposée de l’« ouvrage » de l’anthropologue italien Ernesto De Martino (1908-1965), malgré les difficultés qu’il oppose à sa lecture. Car d’abord, il s’adresse plutôt aux philosophes (de son côté, De Martino côtoie constamment Jaspers, Eliade, Croce, Cullmann), ethnologues, sociologues, anthropologues, psychiatres voire théologiens (à l’époque de ses recherches, De Martino consulte souvent Bultmann). Et ensuite, parce que La fin du monde, qui ramasse des éléments théoriques introduits dans ses ouvrages précédents, consiste plutôt en notes préparatoires à un ouvrage dont la rédaction à été interrompue par la mort de l’auteur. (...)
Un fond de menace
La situation dans laquelle De Martino conçoit son ouvrage et ses recherches sur la fin du monde et l’eschaton (la remontée vers l’ordre après la descente aux enfers), dans les années 1970, prête à attention. L’auteur souligne l’impact combiné des conquêtes techniques de la culture occidentale (et leur concrétisation malheureuse dans la bombe d’Hiroshima), de la crise des sociétés coloniales, de la formation de ce qu’on appelle, à l’époque, le Tiers Monde (avec ses récits de dépassement et de reconquête après les troubles nécessaires), de l’interaction d’une multiplicité de cultures et de la formation des sciences humaines destinées à se pencher sur les activités psychiques et culturelles. C’est au sein de ce nœud, précise De Martino, que naissent les apocalypses eschatologiques du Tiers Monde, que renaît la tradition apocalyptique et eschatologique judéo-chrétienne, que monte en puissance une apocalypse sans eschaton dans la culture occidentale, ainsi que de nombreuses pathologies apocalyptiques. Pour preuve des deux derniers faits, le chercheur cite à la fois la perte de sens du monde, le naufrage du rapport intersubjectif humain, l’appauvrissement de la visée du futur et la fétichisation de la technique, du côté des populations européennes, et les notions de « nausée » chez Sartre, d’« absurde » chez Camus, d’« ennui » chez Moravia, ou le théâtre de Beckett, ces œuvres littéraires qui se concentrent sur la chute de l’humanité sans retour, voire se complaisent dans le contingent et l’absurde. (...)
Pour De Martino, autour des visions de l’apocalypse, la perspective à construire doit être à la fois comparative (d’une culture à une autre) et structurelle (analyse par monde, et surtout le monde qui est le sien, occidental). Elle doit ouvrir un domaine de recherche spécialisé sur les causes, les genèses, les structures et les fonctions des divers mouvements prophétiques ou apocalyptiques. (...)
La vie nue
La fin du monde appelle à repenser le rapport entre la « vie nue » (c’est-à-dire biologique) des humains et la question des fictions nécessaires afin de lui donner du sens à cette vie. Les fictions sont effectivement déterminantes, en ce qu’elles permettent d’agir. La culture, dans la diversité des mondes produits, déploie ainsi diverses formes d’ethos, de modèles de comportement, indispensables pour l’existence humaine, ou si l’on préfère, pour le passage de la vie à l’existence. Mais à l’inverse, la fragilisation de ces ethos devient déréalisation lorsqu’elle se produit. Le symptôme pointe alors son nez sous forme de pathologies psychiques (...)
De Martino déploie une philosophie de l’existence dont le tissu central consiste à souligner qu’il est nécessaire d’accepter la réalité de la condition humaine mortelle, laquelle est limite et initiative, pour dépasser cette limite, cette situation et cette valeur. C’est à ce prix seulement qu’on peut alors transcender cette situation, la mort, et l’œuvre pour survivre à la mort. De Martino ne cesse de rappeler qu’il est nécessaire de ne pas perdre la conscience du fait que le patrimoine culturel a une origine et une destination intégralement humaines, qu’il est fait par l’homme et pour l’homme. Il faut développer cette philosophie plutôt que de risquer de céder à la magie et la religion.