
En Ukraine comme ailleurs, la guerre est un terreau propice aux montées nationalistes les plus violentes. Face aux pulsions de mort qui s’en dégagent, Charles Reeve a vu surgir la beauté des valeurs égalitaires de Nestor Makhno là où il ne les attendait pas.
Il y a parfois des découvertes surprenantes, des surprises qui nous ramènent à la vie, nous éloignent des atmosphères mortifères de la guerre, de la grisaille des cimetières.
Commençons par une colère. Il y a quelques mois de ça, dans le supplément littéraire du Monde, un jeune écrivain ukrainien du nom de Serhiy Jadan racontait ses débuts dans les milieux du punk rock. Au détour d’une question, ledit auteur – qui a publié en 2005 un premier roman où il est question d’anarchie1 – s’aventurait à dire, non sans fierté, qu’avant de quitter Paris, il avait l’intention d’aller au cimetière Montparnasse visiter la tombe d’une figure historique du nationalisme ukrainien du XXe siècle : Symon Petlioura (1879-1926). Le sang du lecteur averti que je suis n’a fait qu’un tour. Comment était-il possible qu’il s’intéresse à ce personnage ?
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Faisons court et précis. Petlioura, figure majeure du panthéon nationaliste ukrainien, est un chef militaire qui, après avoir maté dans le sang la rébellion ouvrière à Kiev, affronte, après 1918, la nouvelle Armée rouge. Dans le chaos barbare de la période, il est mêlé aux pogroms juifs de 1919, qui font des dizaines de milliers de morts2. Petlioura s’acharne ensuite sur les paysans et les anarchistes qui se soulèvent dans les campagnes, dont Nestor Makhno et ses compagnons3. Se rangeant systématiquement du côté des puissances occidentales contre la révolution bolchevique, défendant les intérêts des grands propriétaires polonais en Ukraine, Petlioura finit par se réfugier en 1924 à Paris, d’où il dirige un gouvernement ukrainien fantôme après la victoire des bolcheviques sur la République populaire ukrainienne.
Le 25 mai 1926, rue Racine, à Paris, il est assassiné par Sholem Schwartzbard, anarchiste juif en exil. Ce dernier revendique son acte en représailles des pogroms antisémites dont Petlioura est responsable. Son procès, qui a lieu du 18 au 26 octobre 1927, est très médiatisé. Défendu par Henry Torrès, avocat juif proche de l’extrême gauche, Schwartzbard est acquitté4.
De son côté, réhabilité par le nationalisme ukrainien renaissant après la chute du bloc de l’Est, le cafard refroidi Petlioura est devenu un héros national, avec avenues à son nom, statues commémoratives et visites d’officiels ukrainiens sur sa tombe à Paris. Voilà le personnage peu fréquentable auquel l’ex-punk anarchisant voulait rendre hommage à l’heure où la guerre en Ukraine exacerbe, de tous les côtés, un violent nationalisme à la mémoire sélective.
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Nestor Makhno, on l’avait presque oublié au milieu du fracas des bombes, des drones, des mutilés et des cadavres. Mais son souvenir n’est pas totalement effacé, et ressurgit là où l’on ne l’attend pas forcément.
Correspondant du Monde à Moscou, auteur de reportages en Ukraine depuis 2014 et lauréat du prix Albert-Londres en 2019, Benoît Vitkine n’a pas un nom qui circule beaucoup dans les milieux libertaires. Pourtant, son dernier roman, intitulé Les Loups (Les Arènes, 2022 ; Le Livre de Poche, 2023)5, nous offre un cadeau inespéré : faire ressurgir des débris des bombardements et des cadavres de la guerre en cours, la présence de Nestor Makhno et les valeurs humaines et émancipatrices que ses camarades et lui ont farouchement défendues. (...)
Marko aime se promener du côté du cimetière où sont enterrés des membres de la famille Makhno. S’y asseoir et réfléchir sur la vie, l’amour, un avenir. Un lieu qui ne semble pas attirer particulièrement les écrivains branchés ex-punk libertaires séduits par Petlioura. Possédés par la pulsion de vie, Marko et Katia rejettent la pulsion de mort omniprésente, enrobée dans un nationalisme guerrier. Ils ne veulent pas de la haine, ils veulent l’humain, la vie, la beauté et l’amour, s’émanciper de la puissance de l’argent. Ce sont des amis, des compagnons de notre route qui nous aident à comprendre que le rejet d’une dictature inique ne passe pas nécessairement par l’acceptation d’autres despotismes.
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Lisez Les Loups, faites-le lire. Merci à Benoît Vitkine d’avoir écrit ce récit plein d’espoir. Peut-être fallait-il que ce soit un auteur extérieur à nos milieux militants qui vienne nous rappeler la beauté des projets égalitaires de Nestor Makhno et ses amis.