
Le progrès est un concept difficile, discuté, qui fait un peu peur tant il est puissant. C’est un grand mot, presque un gros mot. J’y ai réfléchi depuis longtemps. Ma conclusion est qu’en définitive je crois fermement au progrès, et je vais essayer d’en démontrer l’existence, d’en être un avocat convaincant. C’est de l’homme dont il sera surtout question.
Comme l’être humain est un être vivant, pour connaître son histoire et savoir comment, en effet, il l’est devenu, il nous faut connaître l’histoire de la vie. Et comme la vie est apparue sur la Terre, disons au moins dans le système solaire, il nous faut connaître l’histoire de ce système stellaire. Et comme, bien sûr, ce système fait partie d’une galaxie qui elle-même a fait partie d’une de ces grandes structures en pancakes qu’on imagine au moment où on perçoit l’univers, il nous faut raconter l’histoire de cet univers. Nous en arrivons, en quelques enjambées, aux limites de notre connaissance aux alentours de quatorze milliards d’années, au moment où nous percevons pour la première fois la matière.
Nous ne connaissons pas l’origine de l’univers : c’est une question ouverte. Mais, dès que nous percevons quelque chose, ce que l’on appelle une matière inerte, très simple, très désordonnée, très dense, très chaude, très lumineuse, on peut en suivre l’histoire, sans interruption, jusqu’au jour d’aujourd’hui. (...)
Il ne faut pas croire que ce propos nous éloigne de notre sujet, car cette matière, dans son obsession à changer sans cesse vers le mieux organisé et le plus compliqué, ne s’apaisera pas, et l’être humain fera partie intégrante, quand son temps sera venu, de cette même frénésie d’organisation meilleure et de complication plus grande. J’y vois, d’ores et déjà, un progrès.
Prenant ainsi (mieux) conscience de lui-même, de l’autre, de ses besoins, de ses angoisses, de son l’environnement, l’homme va être en mesure d’anticiper. Au lieu de prendre une pierre et de s’en servir, il va avoir le génie de prendre cette pierre (une forme), mais d’en prendre aussi une autre (une autre forme) et, tapant avec la seconde sur la première (ou inversement), de « créer » une troisième forme ; l’Homme vient ainsi, probablement à sa grande surprise, de se découvrir l’audace de pouvoir agir sur l’environnement (ce qu’il ne cessera plus de faire), de le modifier à son bénéfice, que celui-ci soit utilitaire ou intellectuel : il se fait en effet sculpteur, et cette troisième forme prend tout de suite le poids d’un symbole. C’est un très grand moment dans l’histoire de l’univers : c’est la première fois que la matière a la capacité de se regarder elle-même, de « se » réfléchir comme dans un miroir ; elle n’avait pas encore atteint ce degré de complexité. Et c’est d’un coup un environnement nouveau, environnement culturel, qui va s’installer au sein de l’environnement naturel : le premier a 3 millions d’années, le deuxième, 14 milliards. (...)
Après le paradoxe de la matière inerte, de mieux en mieux organisée mais de plus en plus compliquée, celui de la matière vivante, de plus en plus diversifiée mais de mieux en mieux contrôlée, survient donc, avec la matière pensante — un troisième paradoxe —, de plus en plus libre, mais de plus en plus responsable ; c’est ce qui fait la dignité de l’homme, l’émergence inattendue de ses droits, mais aussi le poids tout aussi inattendu de ses devoirs ; il a, entre ses mains, son destin. « Non seulement l’homme peut, mais il doit à l’avenir collaborer à sa propre genèse », écrit Teilhard de Chardin (1).
Ces premiers humains (et j’insiste, les premiers des humains), plus réfléchis, plus mobiles, mieux équipés, plus nombreux, vont tout de suite se déployer à partir de leur berceau (...)
Il semble enfin que l’homme moderne, Homo sapiens, soit né en Afrique à son tour, il y a sans doute un demi-million d’années, et qu’il se soit déployé par le chemin de ses ancêtres, il y a une petite centaine de milliers d’années — il était alors devenu l’Homo sapiens sapiens. Toujours est-il que, pour des raisons biologiques (différence de vitesse de croissance peut-être), technologiques ou comportementales, ou les trois, il s’est vite répandu à travers l’Eurasie, a dû s’hybrider aux populations antérieures, ou entraîner leur extinction, et pousser encore plus loin son déploiement grâce à des conditions paléogéographiques favorables, au point de peupler la Terre entière (les dernières îles il y a seulement quelques millénaires), progrès d’un autre ordre, mais progrès quand même.
Tout au long de ce périple conquérant, évidemment, l’humanité n’a culturellement cessé de progresser : aux côtés de la biodiversité de milliards d’années s’est développée une culturo-diversité brillante, les deux constituant la richesse du patrimoine de notre planète. Il faut dire que le cerveau de l’homme, qui lui a valu d’« être », s’est agrandi sur le plan du volume (de 500 à 1 500 cm3 environ) et bien évidemment sur le plan de la complexité et de son fonctionnement ; c’est, de tous les organes de tous les êtres vivants, celui qui s’est le plus développé en un temps si court ; il n’est ici même pas nécessaire de préciser qu’il s’agit d’un immense progrès. (...)
Un pas de plus est franchi lorsque l’homme, avide depuis longtemps de laisser des marques sur les objets qui les retiennent, se met véritablement à écrire (sans lignes), il y a de cela une cinquantaine de milliers d’années (...)
L’environnement, d’abord subi puis conquis, a cette fois été « sur-pris ». Personne n’y pensait et peu de gens en étaient conscients, alors qu’il commençait à être sur-pris, consommé en excès, et de moins en moins durable. (...)
Mais les espèces n’ont qu’un temps. Et si l’Homo sapiens, qui est toujours un être vivant soumis aux lois de la biologie, trouve la parade à toutes les agressions naturelles dont il est l’objet et parfois la victime, alors il pourra continuer à développer son environnement culturel, à découvrir et inventer, à se déployer et se multiplier, à conquérir l’univers et à changer d’espèce au bénéfice d’un nouvel homme, que l’on peut imaginer plus tolérant. Son avenir surprendra nos enfants, comme son passé et son présent l’ont fait à nos yeux. Je demeure convaincu que nous allons vers de nouveaux progrès.