
La catastrophe nucléaire au Japon a apporté son lot de commentaires politiques et techniques aussi stupides que cyniques (voir le billet précédent sur ce blog). Mais les économistes étaient majoritairement restés dans l’ombre. Certains sortent peu à peu de leur silence pour reconsidérer la manière dont la société et en particulier l’État comparent les coûts et les avantages des politiques publiques. En matière de risques nucléaires, le sujet est très sensible parce qu’il met en jeu un temps très long (des millénaires) et un degré d’incertitude très élevé. Discuter des méthodes prisées par les principaux décideurs se révèle instructif à plus d’un titre.
Peut-on mettre en balance la vie des êtres humains et les équilibres naturels avec une valeur économique, un prix exprimé en euros ou dollars ? C’est la grande question à laquelle répondent positivement la plupart des économistes se référant à la théorie dominante néoclassique. Comment font-ils ? Ils peuvent mesurer la valeur d’une vie brisée ou d’une nature détruite par le coût de la « réparation » versée en dédommagement ou engagée pour la remise en état. Ce n’est ni plus ni moins qu’un renversement du problème : on ne sait pas mesurer ce qui disparaît, donc on mesure la compensation, au demeurant le plus souvent partielle. (...)
La vie d’un smicard nucléaire vaudrait-elle moins que celle d’un ingénieur nucléaire ? Le Mont-Saint-Michel vaut-il les omelettes de la Mère Poulard ? Aucune de ces méthodes n’apporte une réponse correcte au problème posé.(...)
on voit à quelles aberrations conduit la volonté de donner un prix monétaire à la vie. Toutes ces méthodes ont un point commun : pallier l’absence de prix de marché pour toute chose qui n’est pas marchande par l’attribution d’un prix censé rendre commensurables des choses qui appartiennent à des registres différents. C’est l’impasse de toute l’économie néoclassique de l’environnement qui s’imagine pouvoir faire s’exprimer tous les consentements à payer. C’est aussi celui des tentatives de faire entrer dans le PIB le temps libre, le lait maternel, toutes les relations sociales non monétaires, etc.(...)
Voilà où mènent le refus et l’incompréhension de l’économie politique qui avait opportunément apporté deux conceptions clés. D’une part, la séparation entre l’usage et la valeur économique. D’autre part, le fondement de la valeur économique dans les conditions sociales et matérielles de la production réalisée par les hommes. La cohérence entre les deux conceptions était réalisée en maintenant la distinction entre la richesse au sens large, incluant celle provenant de la nature, et la valeur économique, restreinte au domaine de la production humaine.(...)
Sans la nature, l’homme ne peut rien produire, ni en termes physiques, ni en termes de valeur économique. Mais ce n’est pas elle qui produit la valeur. C’est le paradoxe, incompréhensible en dehors de l’économie politique et de sa critique.(...)
Au lieu de gloser sur la vie qui aurait soi-disant un prix, il vaut mieux, à tout prendre s’en remettre au bon vieux dicton : la vie n’a pas de prix mais elle a de la valeur. Oups ! On dit, elle a de la valeur. Mais c’est d’une autre valeur dont on parle, qui n’a rien à voir avec l’économique. (...)