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« Le mérite est comme un personnage à deux faces ». Entretien avec la sociologue Annabelle Allouch
#inegalites #classement
Article mis en ligne le 5 juin 2023

On a besoin de l’idée de mérite pour fixer des critères de justice dans la répartition des richesses ou des diplômes, par exemple. Mais cette notion sert aussi souvent aux plus favorisés à justifier l’ordre établi. Entretien avec la sociologue Annabelle Allouch, autrice d’un ouvrage intitulé Mérite.

Le mérite, on en parle beaucoup, mais cette notion n’est pas si souvent définie de manière précise. De quoi s’agit-il au fond ?

Le mérite, c’est comme un personnage à deux faces. D’un point de vue que l’on pourrait dire « neutre », c’est un principe qui permet de justifier la manière dont on distribue la richesse, des diplômes ou des positions sociales, par exemple. Des choses rares, auxquelles tout le monde ne peut pas avoir accès en même temps. Il faut donc trouver une manière de les répartir. Dans nos sociétés, on considère que le mérite repose sur différents éléments : l’effort personnel, la moralité, ainsi que le talent, qui seraient en quelque sorte « propres à chacun ». En cela, le mérite s’oppose par exemple au hasard, à la chance. Comme l’ont montré François Dubet et Marie Duru-Bellat notamment [1], c’est un élément essentiel du sentiment de justice que nous avons à l’égard d’une institution comme l’école. Concrètement, quand un enseignant attribue des notes, toutes les personnes dans la classe acceptent que cette note représente le mérite de l’élève qui a rendu sa copie.

Le mérite a une autre face, plus sombre, celle qui a été mise en avant notamment par les sociologues Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron [2]. C’est aussi un discours, un récit produit par les dominants sur la valeur des uns et des autres, qui permet de rendre légitimes les inégalités sociales. C’est donc une rhétorique, une fiction qui justifie la place des uns et des autres dans la société. En fait, on oscille toujours entre ces deux faces, qui se complètent.

Concrètement, comment ça marche ? (...)

Les principes de la méritocratie, on les retrouve en fait partout. Dans les concours pour accéder aux plus grandes écoles bien sûr, mais aussi dans les émissions de téléréalité, de Koh-Lanta à Top chef. Avec des jurys, des notes, des épreuves, ces dernières reproduisent l’esprit du mérite scolaire. (...)

Ce qui est plus surprenant, c’est la croyance qu’on a dans le mérite, l’ampleur prise par cette manière de sélectionner, le besoin de classement et de tester la performance. De se mettre en compétition et de s’y distinguer. C’est ce que j’appelle une « société du concours [4] ». Aujourd’hui, on peut classer les universités, mais aussi les écoles primaires, les hôpitaux, même si ces derniers devraient être bien loin de la notion de compétition… On préfère être sélectionné sur la base d’un concept dont on sait qu’il n’est pas toujours fiable, plutôt qu’en fonction, par exemple, de l’appartenance à un ordre comme avant la Révolution française (le clergé, la noblesse et le tiers état [5]), par la naissance, la cooptation ou en jouant aux dés. En fait, on me dit souvent que le mérite, c’est peut-être comme la démocratie : c’est le moins mauvais des systèmes, malgré ses défauts.

Sans abandonner l’idée même de mérite, comment améliorer le processus de sélection ?

Il y aurait beaucoup à faire. Prenez le tirage au sort. Dans certains concours, par exemple, il y a tellement peu de places rapportées au nombre de candidats qu’en réalité la sélection relève du hasard tellement les différences entre les notes des heureux élus et des personnes éliminées sont faibles. (...)

On peut aussi se donner beaucoup plus les moyens d’entrer dans le détail des parcours des personnes pour sélectionner, plutôt qu’avec des algorithmes obscurs fondés sur des moyennes de moyennes de notes dans des disciplines différentes… Mais cela demande un travail de fond, du temps et des moyens matériels et humains. On pourrait aussi élargir la composition des jurys de sélection des candidats pour certains concours, comme on le fait au tribunal avec les cours d’assises où des citoyens sont tirés au sort pour travailler avec les magistrats professionnels.

À l’école, par exemple, la sélection repose sur des codes très précis, le respect des règles, la manière de se tenir, le travail personnel, le vocabulaire des élèves, etc. Ceux qui n’ont pas les bons codes sont rapidement mis en échec. On revendique la méritocratie pour tous et toutes mais au fond, c’est « l’humiliation » pour beaucoup (pour reprendre le terme du sociologue Pierre Merle [6]). À cela, s’ajoute le sentiment de l’angoisse pour tous, lié aux incertitudes du système (...)

Le mérite, ce n’est pas abstrait, c’est quelque chose qui fait partie de notre quotidien. Si on cherche du travail, par exemple, on va mettre en avant ses diplômes, ses expériences particulières. Et il n’y a pas que le contexte professionnel