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Mediapart
Le groupe Bolloré tire un trait sur l’Afrique
Article mis en ligne le 24 décembre 2021
dernière modification le 23 décembre 2021

Le groupe de Vincent Bolloré a annoncé le 20 décembre être entré en négociations exclusives avec MSC, son ennemi irréductible jusqu’alors, en vue de lui céder toutes ses activités de transport et de logistique en Afrique. Avec cette cession, une page se tourne pour le groupe mais aussi pour toute la Françafrique.

Même si Vincent Bolloré est un habitué des revirements spectaculaires, celui qu’il a annoncé le 20 décembre a pris de court bon nombre de personnes à l’intérieur et à l’extérieur du groupe : Bolloré s’apprête à tirer un trait sur une histoire vieille de près de quarante ans en Afrique, là où ont commencé les débuts de sa fortune (...)

Depuis plusieurs mois, la rumeur revenait, insistante : Vincent Bolloré serait en train de réexaminer ses activités en Afrique. Il serait même prêt à en vendre tout ou partie. En octobre, la rumeur est confirmée par un article du Monde qui annonce que le groupe est « prêt à vendre ses activités logistiques en Afrique ». La banque Morgan Stanley a été missionnée pour trouver d’éventuels repreneurs. (...)

Un seul en tout cas a retenu l’attention du groupe Bolloré : MSC. C’était le candidat le plus improbable – même pas mentionné dans la liste des éventuels repreneurs – tant les relations entre les deux groupes sont exécrables depuis plusieurs années. À plusieurs reprises, Vincent Bolloré a accusé la présidence Macron de lui avoir retiré le soutien des pouvoirs publics français et de lui préférer MSC, si proche du secrétaire général de l’Élysée, Alexis Kohler.

Pourtant, c’est avec l’armateur italo-suisse que le groupe a finalement décidé d’entrer en négociations exclusives, avec la bénédiction totale des pouvoirs publics français. Le groupe de la famille Aponte lui a-t-il fait « une offre qu’il ne pouvait pas refuser » ? Selon un proche du dossier, Bolloré ne s’attendait pas à recevoir une proposition de rachat aussi élevée. Il espérait obtenir un prix de vente autour de 2-3 milliards d’euros, l’armateur italo-suisse lui en offre le double.

Ou y a-t-il comme souvent chez Vincent Bolloré d’autres enjeux cachés et d’autres calculs ? Avec ce choix, en tout cas, une page se tourne pour le groupe mais aussi pour la Françafrique où Bolloré a exercé une influence très importante ces dernières décennies. Ce réseau semble voué désormais à être partagé avec l’Italie, sous la haute influence de la Macronie. (...)

Une remise en ordre du groupe en prévision de sa succession

Lorsque Vincent Bolloré avait lancé la nouvelle, il y a plus d’une vingtaine d’années, tout le monde avait pris cela pour une galéjade. « Je me retirerai du groupe le 17 février 2022 [date du bicentenaire de la création du groupe familial, ndlr] », avait-il assuré. Depuis, l’homme d’affaires paraît mettre un point d’honneur à se tenir à ce calendrier, même si personne dans le groupe ou à l’extérieur ne croit vraiment à son effacement.

Au fur et à mesure que la date s’approche, il a même semblé pris d’une véritable fièvre de réorganisation, de rachats, de ventes (...)

Vincent Bolloré a déjà commencé à mettre en coupe réglée Europe 1, Le JDD, et Paris Match. L’ex-groupe Lagardère est appelé à fusionner avec Vivendi, avec des cessions plus ou moins importantes , selon les décisions des autorités de la concurrence sur l’édition (Hachette), les accords passés avec Bernard Arnault sur certains titres, et l’intérêt des uns et des autres pour la branche distribution (Relay).

Si le mouvement de recentrage se poursuit, Bolloré à terme devrait passer le seul maître de Vivendi.

Mais reste tout le groupe Bolloré, les activités industrielles, celle de distribution d’énergie, de fabrication de batteries censée aboutir en 2026 et les activités logistiques et de transport en Afrique et ailleurs. L’intérêt pour ces activités s’étiole dans le groupe : il faut investir beaucoup de capitaux pour y rester et se développer dans cet univers industriel en pleine mutation. (...)

L’Afrique, une menace judiciaire

« Bolloré n’aime plus l’Afrique. » En ce début d’automne 2021, Jacques Dupuydauby dresse un constat clinique. L’ancien président de l’entreprise espagnole Progosa, devenu ennemi juré de Vincent Bolloré après avoir été son associé, suit avec attention les mouvements de l’homme d’affaires. Il a noté que ce dernier ne se déplace plus jamais sur le continent africain.

Les salariés du groupe ont relevé, comme lui, la désertion de leur président en Afrique et s’en inquiètent. Comment expliquer ces absences prolongées alors que Vincent Bolloré ne manquait jamais auparavant de s’y déplacer une ou deux fois par an ? (...)

De proche en proche, le groupe a pris le contrôle des principales infrastructures de toute l’Afrique francophone, avec quelques incursions dans l’Afrique anglophone. Il est devenu incontournable, y compris pour l’État français : c’est le groupe Bolloré qui a assuré pendant des années le transport civil de troupes et d’équipements militaires français en Afrique. Une manne. (...)

Intermédiaires entre les dignitaires africains et le pouvoir en France, son rôle s’est encore renforcé avec la disparition de Charles Pasqua et de Jacques Foccart, les concepteurs de la Françafrique dans les années 1960. Pour Nicolas Sarkozy et pour bien d’autres dans l’entourage du responsable de droite, à l’instar de Patrick Balkany, ou Brice Hortefeux, il a été la principale voire l’unique clé d’entrée du continent africain : il connaissait les hommes, les réseaux, les circuits financiers.

Aimant le pouvoir, Vincent Bolloré goûtait plus que tout cette position. Puis, il y a eu les affaires judiciaires. (...)

Ce qui n’était à l’époque qu’une interrogation est devenue une certitude après le refus par la justice d’accepter le plaider-coupable négocié par l’avocat de Vincent Bolloré avec le Parquet national financier. Ce 26 février 2021, la présidente du tribunal, Isabelle Prévost-Desprez, a refusé d’entériner le plaider-coupable de Vincent Bolloré et de deux autres responsables du groupe, assorti d’une amende de 375 000 euros, estimant « que la peine […] était inadaptée au regard des circonstances de l’infraction », au regard des accusations et de la personnalité de Vincent Bolloré et de son groupe « qui représente la France à l’étranger ».

Il y aura donc un procès public. Un procès dans lequel Vincent Bolloré a déjà reconnu dans le cadre du plaider-coupable qu’il avait corrompu un pouvoir étranger. Si le tribunal reconnaît la culpabilité de Vincent Bolloré et de son groupe, celui-ci peut être exclu de tous les appels d’offres pour les marchés publics en Afrique.

« À partir de ce moment, Vincent Bolloré, qui avait eu, peu de temps auparavant, de lourds problèmes cardiaques, a pris peur », dit Alain Minc, proche conseiller de Vincent Bolloré jusqu’en 2015. D’autant plus que ses fils, Yannick surtout semble-t-il, n’ont pas « la même carapace que leur père », selon l’expression d’un proche et finissent par s’inquiéter.

La multiplication des dénonciations des pratiques du groupe Bolloré en Afrique par de nombreuses ONG, l’addition des procédures bâillons contre les journalistes qui s’en font le relais finissent par entacher la réputation du groupe et lui porter ombrage, y compris auprès des chefs d’État amis : tous ont compris que le groupe Bolloré était devenu une cible et qu’il devenait risqué d’associer leur nom avec le sien.

« L’Afrique est devenue dangereuse pour le groupe », reconnaissait ces derniers temps un proche de Vincent Bolloré (...)

au-delà des problèmes judiciaires, une autre dimension a joué manifestement dans la décision de Vincent Bolloré : l’Afrique change, l’Afrique a changé. Longtemps délaissé, le continent attire désormais de nombreux intérêts financiers et géopolitiques.

Le gouvernement chinois en a fait une terre de conquête, à la fois dans le cadre de la route de la soie pour se créer une nouvelle zone d’influence mais aussi et surtout pour mettre la main sur les richesses minières et naturelles du continent. (...)

Mais qui dit minerai, bois, blé, dit aussi moyens pour les transporter et les acheminer en dehors du pays.

Les infrastructures de transport et plus particulièrement portuaires sont devenues la clé pour le pouvoir chinois. (...)

Le groupe Bolloré, qui a souvent promis des investissements mirifiques pour n’en réaliser finalement qu’une infime partie, n’a pas les moyens de soutenir une telle course aux investissements. D’autant qu’il a le sentiment depuis le début de la présidence de Macron d’avoir été lâché par les autorités françaises. Un changement de monde. (...)

« Entre Emmanuel Macron et Vincent Bolloré, le courant n’est jamais passé. La méfiance a commencé dès qu’Emmanuel Macron a été nommé ministre de l’économie, elle s’est amplifiée depuis qu’il est à l’Élysée. Ce sont deux personnes qui, par des approches différentes, comptent beaucoup sur leur charme, leur capacité de séduction. Mais cela n’a pas fonctionné entre eux », constate Alain Minc.

Mais il y a aussi et surtout des intérêts divergents. Depuis trois ans, Vincent Bolloré s’est fait de moins en moins discret pour dénoncer l’attitude de l’Élysée à son égard. (...)

L’homme d’affaires breton n’étant pas du genre à se laisser faire, il a répliqué avec tous les moyens : menaces, coups tordus, espionnage, procès. Sans toujours réussir à s’imposer : beaucoup de dirigeants africains ont compris qu’il n’avait plus l’oreille de l’Élysée, la seule qui compte. (...)

Mais la situation aujourd’hui a changé. Même si Vincent Bolloré revenait bien, le pouvoir français est partout contesté en Afrique, alors qu’une nouvelle génération de dirigeants, soucieux de se débarrasser de l’ère coloniale, monte au pouvoir… L’éviction d’Alfa Condé en Guinée à la suite d’un coup d’État menée par une junte militaire dirigée par Mamadi Doumbouya, qui récuse ouvertement l’influence française, la débâcle de l’armée française en Centrafrique et au Mali illustre cette fin d’influence, tandis que des sicaires russes tentent de s’y substituer.

Même le groupe Bolloré voit cette fin, ses salariés ne sont plus intouchables comme auparavant. Plusieurs d’entre eux et de MSC ont été arrêtés au Bénin, à la suite d’une saisie de drogue dans le port de Cotonou (...)

Après avoir snobé le gouvernement italien pendant des années, le président de la République s’est aperçu, surtout depuis l’arrivée de Mario Draghi à la tête de l’exécutif, qu’il y avait quelques intérêts à sortir du tête-à-tête du couple franco-allemand en Europe, et d’élargir ses alliances surtout avec l’Italie avec laquelle il y a de nombreux sujets en commun, y compris en Afrique.

Vincent Bolloré pourrait même profiter de ce réchauffement, en contrepartie de l’abandon de ses activités africaines. Bien que premier actionnaire de Telecom Italia depuis des années, il se trouve bloqué par les représentants italiens et le gouvernement qui se sont ligués contre lui, à la suite de l’affront qu’il a fait à Berlusconi. Ces dernières semaines, de premiers signes de réconciliation sont venus, quand tous se sont retrouvés pour s’opposer à l’offre de rachat présentée par le fonds américain KKR. Si la détente se confirme, Vincent Bolloré pourrait espérer soit consolider son pouvoir chez Telecom Italia, soit vendre sa participation au plus haut.