
Presque dix ans : c’est le temps qui aura été nécessaire, de la prise de conscience jusqu’à une première victoire judiciaire, aux verriers de Givors pour obtenir la reconnaissance des maladies professionnelles qui les ont peu à peu décimés. Des employés qui mènent leur propre enquête sanitaire, un ancien ouvrier devenu docteur en gestion, des chercheurs, une infirmière formée à une méthodologie innovante... telle est la somme des rencontres et expériences improbables, qui ont tissé la trame de ce combat peu commun. Récit.
« Qui a tué les verriers de Givors ? », interroge Pascal Marichalar dans un livre à l’écriture précise et élégante, paru en novembre dernier. Cette commune de 20 000 habitants frappée par la désindustrialisation se trouve à quarante kilomètres à l’est de Saint-Étienne et au bout de la Vallée du Gier, un bassin organiquement relié à la vieille ville minière. C’est en ces lieux que la rivière, connue pour la qualité de ses eaux propice aux activités industrielles, rejoint le Rhône. La ville aujourd’hui regarde vers Lyon, située à vingt kilomètres plus au nord, en amont du fleuve.
Cette double proximité, ainsi que la présence dès 1830 de la première ligne de chemin de fer d’Europe transportant des voyageurs, a placé Givors au cœur d’une des plus grandes épopées de la Révolution industrielle, marquée prioritairement par le charbon, les armes, le ruban ou les cycles. Les maladies que dénoncent les verriers s’inscrivent dans une longue généalogie locale de souffrances et de dénis. À Saint-Étienne longtemps, on pratiqua la sarbacane pour chasser la silicose, la « maladie du mineur », et de beaucoup d’autres ouvriers, que la France a reconnue en 1945, soit 18 ans après l’Angleterre et l’Allemagne.
La rencontre d’anciens verriers et d’intellectuels déterminés
Pascal Marichalar, chercheur au CNRS, a effectué une douzaine de séjours à Givors, entre 2013 et 2016. Il y a interrogé une trentaine d’anciens verriers, des proches d’anciens ouvriers malades ou décédés, des professionnels. « Des bouquins comme celui-ci, on pourrait en écrire des dizaines », dit celui qui, très humblement, pense avoir simplement mis ses compétences au service d’un combat mené par des personnes courageuses et déterminées (...)
L’autre atout dont ils disposent est la présence à leur côté de Laurent Gonon, ancien ouvrier devenu imprimeur, puis docteur en gestion après de longues études reprises en formation continue. Aujourd’hui retraité, Laurent Gonon a permis aux verriers d’obtenir sinon une « victoire » devant la fermeture de leur usine, du moins de nombreux reclassements. (...)
« Vous êtes en train de mourir les uns après les autres ! »
Encore fallait-il prendre conscience que ces morts précoces, dues à des maladies semblables, valaient non seulement d’être expliquées, mais aussi dénoncées. Pascal Marichalar explique qu’en apprenant la mort d’un verrier, Mercedes Cervantes, dont le mari Christian était lui-même atteint d’un cancer, a fini par exploser : « Il y a encore un mort ! Mais vous ne vous rendez pas compte, que vous êtes en train de mourir les uns après les autres ? Vous ne vous posez pas de questions ? » Cette interpellation suscite d’abord le malaise chez ses interlocuteurs, aux prises avec un véritable conflit de loyauté. « Tu ne mords pas la main qui t’a nourri », répète alors son mari, pourtant ancien délégué syndical, à la tête de la lutte contre la fermeture. Son rêve à lui, c’est de créer un musée dédié au travail des verriers.
« Pour autant, complète Pascal Marichalar, la fermeture de l’usine marque la fin d’un contrat moral. Jusque là, on considère la maladie comme faisant partie des risques du métier. Le site fermé alors qu’il est tout à fait viable, la vérité se fait jour : les verriers ont été exposés par indifférence et par négligence. » Christian Cervantès meurt en 2012, désormais convaincu de la nécessité de se battre aussi sur cette question. Peu avant son décès, il adresse un courrier en ce sens au ministre du travail, Xavier Bertrand. Sa missive demeurera sans réponse. Le combat poursuivi par sa femme et sa fille pour la reconnaissance de sa maladie professionnelle devient cependant un exemple pour les autres. (...)
C’est par le dépouillement des fiches de sécurité des produits toxiques auparavant utilisés à la verrerie, ainsi que par l’analyse des situations de travail concrètes des verriers, que Laurent Gonon va établir les causes de cette sur-morbidité, en 2011. Il dénombre alors pas moins de 55 substances dangereuses, auxquels s’ajoutent des horaires décalés (travail en 3x8 et 5x8), une chaleur étouffante aux postes de travail ainsi qu’une grande proximité avec les machines, exposant les ouvriers aux vapeurs et aux projections.
L’amiante omniprésent sur le site(...)
« Les médecins ont peur des pressions »
Face à la mobilisation des verriers et de Laurent Gonon, l’entreprise et l’état font la sourde oreille. La médecine du travail se montre également peu conciliante. Et pour cause : quand les praticiens ne sont pas embauchés en interne, ils œuvrent au sein d’associations financées par les cotisations patronales, et qui sont mises en concurrence. Le système peut évidemment être préjudiciable à l’indépendance de leur jugement. Au-dessus d’eux, le médecin-inspecteur relève de la Direccte (Direction des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi), les services déconcentrés d’un État qui veille à ses propres dépenses.. (...)
Documentés et formés, Laurent Gonon et les anciens verriers commencent à faire établir des certificats médicaux en dehors des circuits classiques. « Les médecins généralistes n’ont que deux heures de formation sur les maladies professionnelles. Beaucoup ont peur des pressions », rappelle Laurent Gonon. « Alors pour ne pas trop les exposer, je leur propose moi-même des formules. Par exemple : "Il apparaît probable qu’il y ait un lien"... » Certains médecins reçoivent alors des courriers de la Caisse primaire d’assurance maladie pour avoir délivré trop de certificats médicaux initiaux à Givors. L’agence de Lyon compare avec le très chic sixième arrondissement, où vivent bien peu d’ouvriers...
Une méthodologie pour retracer les expositions au travail
Les verriers renoncent à attaquer au pénal. Ils cherchent d’autres solutions, en passant notamment par le Tribunal des affaires de sécurité sociale (TASS) de Lyon. La juridiction reconnaît en première instance, en avril et novembre 2014, que les deux cancers de Christian Cervantès, dont il est décédé « directement et essentiellement » ont été causés par son « travail habituel ». Médiatisée, la cause des verriers de Givors trouve de nouveaux soutiens. C’est par un reportage du journal régional de France 3 qu’une infirmière, Marie-Christine Cabrera, entend parler des difficultés rencontrées pour apporter les preuves d’une exposition passée.
Elle contacte l’équipe de recherche du Giscop 93, le Groupement d’intérêt scientifique sur les cancers d’origine professionnelle, basé à Bobigny.(...)
Quinze ans après la fermeture, douze maladies reconnues
En janvier 2018, sur les 645 anciens verriers membres de l’association, 211 sont décédés et 73 sont malades. L’âge moyen des décès est de 70,5 ans – soit neuf ans de moins que la moyenne des hommes en France. Douze maladies professionnelles ont été reconnues, mettant en cause l’exposition au benzène, à l’arsenic, à la silice, à l’amiante, aux huiles minérales, aux hydrocarbures et aux solvants. A titre de comparaison, pour tout le secteur du verre creux à l’échelle nationale, seuls 28 cas ont été pris en compte entre 2009 et 2012.
Après la mort de Christian Cervantès, le combat judiciaire s’est poursuivi jusqu’à la cour de cassation, où le pourvoi de l’entreprise O-I Manufacturing, débouté devant la cour d’appel de Lyon, a été définitivement rejeté en mars 2017. (...)