
« Mais Dieu se rit des prières qu’on lui fait pour détourner les malheurs publics, quand on ne s’oppose pas à ce qui se fait pour les attirer. Que dis-je ? quand on l’approuve et qu’on y souscrit, quoique ce soit avec répugnance » (Bossuet).
Autrement dit, on devrait ridiculiser les individus qui déplorent les conséquences dont ils chérissent les causes….
Est-il possible de maintenir une posture soignante neutre alors que nos conditions d’exercice se trouvent entravées par des décisions politiques ? Comment réagir face aux souffrances induites par la gouvernance néolibérale, produisant exclusion, tri et relégation ? Rester soignant ne suppose-t-il pas de s’engager pour préserver la santé et la dignité de nos patients mais aussi de notre société ?
Soigner a-t-il du sens, alors que l’on constate toujours davantage les conséquences sanitaires délétères de certaines orientations politiques et que les possibilités mêmes d’exercer sont concrètement entravées par ces mêmes tendances ?
Dès lors, un soignant, qui plus est dans le champ du soin psychique, peut-il revendiquer une neutralisation de certains positionnements politiques, tant sur le plan théorique que pratique ?
Il s’agit là d’une question de fond, qui vient évidemment charrier des considérations essentielles sur la représentation du Soin et sur l’orientation de l’activité thérapeutique. Mais, plus profondément, cet enjeu vient aussi mettre en tension le positionnement citoyen du soignant, sa place dans la société, dans la Cité, ses combats, ses refus, ainsi que ses tâches aveugles, ses contradictions, voire ses complicités, ses compromissions ou ses lâchetés.
Quel sens y aurait-il à restaurer la capacité d’adaptation ou la force de travail de nos patients, s’il s’agit uniquement de leur permettre une reprise fonctionnelle ou efficiente de l’activité à l’origine de leur souffrance ? Doit-on intervenir pour permettre aux « usagers » de s’auto-exploiter à nouveau sur un marché concurrentiel et aliénant ? Faut-il favoriser la flexibilité, l’agilité, la performance, l’inclusion au sein d’un environnement déshumanisant ? Notre travail consiste-t-il à renforcer les défenses permettant de survivre en milieu hostile, en renforçant les clivages, les fonctionnements en faux-self, les mutilations psychiques et somatiques, les aménagements pervers ?… (...)
Un suivi médical a-t-il encore du sens pour une jeune mère qui va sortir de maternité avec son nouveau-né à la rue, sans domicile fixe ? Maintenir la continuité physiologique, organique, psychologique à tout prix, n’est-ce pas se borner à préserver sa bonne conscience, alors que, en arrière-plan, les conditions de vie peuvent s’avérer tout à fait indignes et dégradantes ?
Faut-il maintenir un semblant d’adaptation pour éviter les crises, les drames, tout en entérinant des conditions d’existence intolérables ?
Accepter simplement cet état de fait, sous prétexte de « Soigner à tout prix », au nom d’une éthique dépolitisée, ne reviendrait-il pas à exercer le type de travail médical appliqué dans les colonies ou les plantations esclavagistes : s’assurer que la main d’œuvre tienne et reste productive ?…Doit-on se résoudre à exercer une médecine vétérinaire ? De fait, n’y-a-t-il pas le risque de transformer les êtres souffrants en simples « ressources humaines » ? (...)
Enfin, est-il possible d’accepter sans ciller les logiques de tri qui s’imposent de plus en plus au système sanitaire, ainsi que le constat inique des inégalités dans l’accès aux soins ? Peut-on tout simplement entériner le fait que tel adolescent suicidaire de milieu favorisé pourra être hospitalisé en clinique privée à but lucratif, pendant que tel autre, plus précaire socialement, sera simplement abandonné et renvoyé dans les limbes - de Charybde en Scylla, je ne sais pas ce qui est pire finalement ? (...)
les formes institutionnelles spécifiques de prise en charge de la souffrance psychique dans telle ou telle société sont non seulement déterminantes par rapport aux dynamiques de devenir émancipateur / enfermement ou de potentialités de désaliénation / assignation, mais aussi en tant que témoignages de la substance éthique de telle ou telle organisation collective.
Comme le soulignait Lucien Bonnafé, « on juge du degré de civilisation d’une société à la façon dont elle traite ses fous ».
Les tenants du mouvement de la psychothérapie institutionnelle avaient d’ailleurs insister sur le fait que, pour soigner des personnes, il fallait d’abord soigner les institutions qui les accueillent. (...)
Le Soin suppose effectivement une forme de confiance accordée au Monde, une forme d’espérance, et la reconnaissance tacite de certaines valeurs existentielles inaliénables : dignité, considération, partage d’horizons collectif, « base de solidarité contenue dans le sol commun » (Hannah Arendt), etc.
Il s’agit aussi d’accepter que la souffrance, la douleur, le désarroi, l’angoisse, etc., constituent des expériences incontournables de notre condition humaine, devant toujours être portées collectivement avec humilité et déférence. (...)
« dans ce contexte, l’individu a changé : non seulement il ne possède plus la moindre grille de lecture collective, il ne pense plus en termes de système, mais il se considère lui-même comme vecteur unique de sa propre vie, comme comptable unique de son destin » (Patrick Coupechoux).
« C’est cette vision dépolitisée et individualisée du monde qui permet au système de culpabiliser tous ceux qui ne « réussissent » pas, de justifier l’injustifiable : l’approfondissement sans précédent des inégalités, le tri entre les hommes, l’exclusion. Puisque tout est ramené à l’échelle de l’individu, ceux qui échouent sont forcément coupables de ne pas savoir gérer leur vie et s’adapter au monde tel qu’il est ». (...)
Dès lors, il n’y a plus de dynamiques collectives susceptibles d’être mobilisées, mais l’enfermement au sein d’un destin totalement personnel avec des rapports intersubjectifs réduits à « une relation sociale entre choses », comme le décrivait déjà Marx dans ses manuscrit de 1844.
Dans cette conception utilitariste de l’existence, le sujet n’a plus comme horizon que de devenir un auto-entrepreneur de lui-même, de s’auto-exploiter pour rester performant et compétitif sur le marché de l’existence, et notamment dans la sphère professionnelle. (...)
En conséquence, le collectif n’est plus impliqué dans les soubassements de la détresse ou de la désocialisation individuelle, et la société n’a plus qu’à gérer ce stock d’irréductibles « rebus », en les centrifugeant. Au-delà de la souffrance psychique, cette gestion de l’inutilité s’étend d’ailleurs à l’ensemble du fonctionnement social, dans tous les domaines de l’existence, comme le souligne Patrick Coupechoux : « le chômeur de longue durée, le jeune des banlieues, l’étudiant pauvre et sans avenir, le cadre harcelé n’ont à s’en prendre qu’à eux-mêmes et s’ils ne vont pas bien, ils n’ont qu’à consulter un psy… D’où le rôle dévolu aujourd’hui à la psychiatrie, censée panser toutes les plaies. D’où une psychiatrisation et une médicalisation sans précédent de la vie sociale. D’où la montée en puissance du concept de « santé mentale », que certains considèrent déjà comme le nouveau paradigme de la nouvelle psychiatrie ».
La souffrance psychique est ainsi niée tant dans ses déterminismes que ses implications collectives et sociales, et il s’agit désormais de la neutraliser, de la gérer, de l’adapter ou de la reléguer, au moindre coût évidemment.
Ainsi, « la prison est en train, sans bruit, de se substituer à l’asile d’antan, pire : à l’hôpital général de Louis XIV, décrit par Michel Foucault » (Patrick Coupechoux).
Évidemment, il ne s’agit pas de nier l’impact des déterminismes biologiques ou génétiques, ni de basculer dans une forme de mythe de la maladie mentale comme expression transgressive et libératrice à l’égard de l’oppression de la Société. Cependant, faut-il pour autant nier la dimension inévitablement anthropologique, collective et sociale de la souffrance psychique - mais aussi somatique- , tant dans dans son expression, que dans son intégration et sa reconnaissance, ou dans son devenir ? (...)
Dès lors, soigner suppose aussi de pouvoir s’indigner quand ces possibilités sont empêchées, mais aussi de pouvoir lutter afin de les rendre à nouveau effectives. On ne peut pas rester aveugle, accepter, s’adapter, alors que l’essence même de son travail se voit démantelée, sciemment, méthodiquement. On ne peut continuer à rafistoler, alors que des circonstances et des choix délibérés contribuent à mettre à mal ce pour quoi on s’engage.
« La première tâche du médecin est politique : la lutte contre la maladie doit commencer par une guerre contre les mauvais gouvernements » (Michel Foucault) (...)
Voici par exemple ce que peut dénoncer Barbara Stiegler quant à ce dévoiement technocratique et autoritaire des enjeux sanitaires : « Depuis le début du quinquennat, le gouvernement démantèle les services publics et mène des politiques d’austérité qui affaiblissent l’hôpital, les services sociaux, le système éducatif. Au lieu de reconnaître ses torts et ses responsabilités, il transforme les victimes de sa propre politique — à savoir les citoyens — en coupables ».
« Depuis un an et demi, une partie des classes supérieures semble avoir renoncé au modèle démocratique. Nos dirigeants sont fascinés par le modèle chinois et son approche technosécuritaire où tout est numérisé et où les autorités distribuent des permis de citoyenneté. C’est exactement l’esprit de ce passe prétendument « sanitaire ». Un nouveau mode de gouvernement est ici testé. Les autorités détournent les questions sanitaires pour instaurer une société de contrôle extrêmement invasive dans laquelle la démocratie est suspendue à l’aide des outils numériques et d’un discours permanent sur l’urgence ». (...)
Peut-on, en tant que soignant, rester complice de cette instrumentalisation de la pandémie ?
Par exemple, de façon aveugle et bornée, il devient désormais obligatoire de présenter soit un pass sanitaire attestant d’une vaccination complète, soit d’un test sérologique négatif, soit d’un certificat médical de rétablissement de la Covid-19, à toute personne se rendant dans un établissement sanitaire, social ou médico-social. Concrètement, cela signifie tout simplement qu’une partie de la population, sans doute la plus marginalisée, la plus en souffrance dans sa socialisation, la plus rétive à s’inscrire dans une quelconque forme de suivi institutionnel, sera d’office privée de Soins, en dépit du code de déontologie médicale.
N’y a-t-il pas là une obligation éthique à revendiquer une certaine désobéissance civile, à refuser, dans nos pratiques, un tel diktat, allant à l’encontre de nos engagements de soignants ? (...)
Comme l’affirme à juste titre Geneviève Hénault, « n’est-ce pas le moment pour nous soignants, de nous rappeler le serment d’Hippocrate « Je ne permettrai pas que des considérations d’âge, de maladie ou d’infirmité, de croyance, d’origine ethnique, de sexe, de nationalité, d’affiliation politique, de race, d’inclinaison sexuelle, de statut social ou tout autre critère s’interposent entre mon devoir et mon patient »... « Moi, psychiatre de service public, je ne laisserai pas une décision politique s’interposer entre mon devoir et mon patient ».
Dans les services soignants la crise pandémique a également été l’occasion d’une main-mise administrative et bureaucratique inacceptable concernant les pratiques cliniques. Dans certaines structures hospitalières, il a par exemple été imposé de fermer les services ouverts, d’enfermer les patients, sans aucune concertation avec les équipes soignantes.
En guise d’illustration, la directrice de l’hôpital de Moisselles a pu, sans aucune équivoque, reconnaitre que, pendant la crise sanitaire, les services hospitaliers « ont basculé complètement. En clair, nous avons arrêté nos missions habituelles », notamment « en s’appuyant sur les retours d’expérience de Chine »…
Certains cliniciens s’en sont offusqués, et ont osé réagir, affirmant, que la soumission, l’acceptation, l’aveuglement pouvaient devenir des négligences coupables à l’égard de nos impératifs éthiques et cliniques.
Ainsi, quand des administratifs ont pris la décision unilatérale de cloitrer tous les patients d’une unité de soin à l’EPS Roger Prévot, le Dr Mathieu Bellahsen a-t-il légitimement alerté quant à cette confusion très problématique entre confinement et isolement, ce qui a abouti à une intervention d’Adeline Hazan, Contrôleuse Générale des Lieux de Privation des Libertés. A l’issue de cette visite, un avis a été publié au Journal Officiel déclarant le caractère illégal de la mesure administrative d’enfermement des patients.
Depuis, ce psychiatre lanceur d’alerte, reconnu pour son engagement clinique et institutionnel, pour ses combats voués à faire respecter le droit des patients, subit une véritable cabale de la part de la direction hospitalière - s’appuyant notamment sur des calomnies anonymes - ayant finalement abouti à la décision autoritaire de ne pas renouveler ses fonctions de chef de Pôle basées sur des raisons fallacieuses.
Comme le souligne le Collectif des 39, « les technocrates peuvent-ils maintenant utiliser les lois, les réglementations, les protocoles sur ce mode antidémocratique pour dicter aux praticiens leur façon de penser la clinique et de faire vivre leur service de secteur ? ».
« Obéir, ne plus réfléchir, ne plus inventer est mortifère ! Nos collègues soignants qui dénoncent une perte d’autonomie pour préserver leur l’éthique soignante sont aujourd’hui poussés au silence et menacés dans leurs fonctions institutionnelles ! ».
De tels exemples, très conjoncturels, pourraient se multiplier jusqu’à la nausée - ainsi que d’autres plus structurels... (...)