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Le Moyen Âge, cet inconnu
Article mis en ligne le 18 mai 2021
dernière modification le 17 mai 2021

Le Moyen Âge est une période passionnante, qui mérite d’être découverte à la manière d’un vaste pays lointain. Mais c’est aussi, de notre point de vue moderne, 1000 ans de ténèbres par opposition auxquels nous nous définissons. Mettre en question ce mythe pourrait nous aider à y voir plus clair sur nous-mêmes, quitte à blesser notre narcissisme...

Avant toute chose, je tiens à préciser que mon propos n’est pas réactionnaire. Il serait stupide de diaboliser la modernité et ridicule d’idéaliser le Moyen Âge. Je veux seulement montrer qu’un certain nombre de pratiques ou de croyances que nous avons tendance à stigmatiser comme « médiévales » sont tout à fait modernes. Inversement, le Moyen Âge n’a pas été seulement une période de violence et d’inculture.

Pour s’en convaincre, on pourra d’abord lire Épicure aux enfers d’Aurélien Robert. (...)

Comment notre monde est-il devenu moderne ?

Cet ouvrage novateur, richement documenté, est intéressant à plus d’un titre. D’abord, même si ce n’est pas le but principal de son auteur, il nous apporte des informations précieuses sur l’épicurisme. La sagesse de cette école, qu’on pourrait croire périmée depuis longtemps, peut être vue comme un antidote aux maux de nos sociétés modernes, dont certains étaient déjà présents il y a 23 siècles : la société de consommation, le culte de la croissance et du travail, la quête effrénée du profit, la peur du regard d’autrui, le stress continuel, le fanatisme religieux, l’ambition politique… Cependant, Aurélien Robert a moins étudié l’épicurisme en lui-même que l’image qu’on s’en est fait depuis l’Antiquité jusqu’à la fin du Moyen Âge. (...)

Ce que nous apprend le livre d’Aurélien Robert c’est aussi – et surtout – que la redécouverte de l’épicurisme a commencé bien avant le 15ème siècle. Certes, de nombreux auteurs médiévaux ont fait – volontairement ou non – une présentation erronée de cette philosophie. Épicure, dans les discours des prédicateurs, était le nom du débauché, du goinfre, de l’hédoniste déréglé qui passe son temps à vouloir jouir du vin, de la chère et de la chair. C’était l’exemple à ne pas suivre pour un bon chrétien. Mais ce contresens n’est pas une invention médiévale. Épicure lui-même se plaignait de ce que sa conception du bonheur fût mal comprise par certains de ses contemporains (...)

les gens du Moyen Âge n’étaient pas si incultes ni si étroits d’esprit qu’il nous plaît de le penser. On va voir maintenant que la période moderne, à bien des égards, a surpassé en violence et en barbarie celle qu’elle a précédée. (...)

Vers la fin du Moyen Âge et dans la période moderne, la puissance de l’État est réapparue sous de nouvelles formes, et avec de nouveaux instruments : armes toujours plus destructrices, nouvelles techniques de navigation, banques de plus en plus sophistiquées… La découverte de nouvelles mines d’or et d’argent, notamment en Amérique, a enrichi les rois et leurs banquiers, mais aussi permis de constituer des armées toujours plus puissantes et voraces. Les paysans – du moins ceux qui n’étaient pas expulsés de leurs terres par des propriétaires cupides – ont dû payer des impôts plus lourds pour financer ces parasites, véritables sauterelles humaines.

Les médiévaux n’étaient pas des anges de douceur, et leur Christ n’avait rien d’un hippy, même s’il parlait lui aussi de paix et d’amour. Mais ils ont été relativement inoffensifs par rapport à leurs descendants. La violence des Européens n’a fait que s’amplifier à partir du 15ème siècle : colonisation extrêmement brutale du Nouveau Monde, traite négrière, guerres toujours plus meurtrières, chasse aux sorcières, toute cette barbarie incroyable est bien plus « moderne » que « médiévale ». Elle est liée à d’importants progrès techniques, à l’afflux de métaux précieux, à l’apparition d’États de mieux en mieux organisés et au développement d’un capitalisme marchand puis industriel qui s’est allié avec les États pour soumettre d’immenses territoires. (...)

La Modernité a donc commencé par un accroissement sans précédent de la puissance matérielle d’organisations étatiques, mais aussi commerciales (dont certaines ont directement participé au pillage de vastes territoires et à l’asservissement ou à la destruction des peuples qui y vivaient). Mais elle s’est caractérisée aussi par une colonisation plus intime : celle des âmes. Pour s’en convaincre, je vous invite à écouter cette passionnante émission sur France Culture. L’historien Robert Muchembled, auteur d’Une histoire du diable, y explique comment le diable – figure d’abord assez marginale, facile à tromper, quelque peu ridicule, presque pitoyable – est devenu dans l’imaginaire occidental un roi puissant et redoutable vers la fin du Moyen Âge et durant la période moderne. Cela tenait notamment à la volonté de l’Église de renforcer son contrôle de l’âme et du corps des fidèles. En instillant la peur du diable, les prêtres voulaient inciter leurs ouailles à surveiller constamment leurs désirs et leurs organes (sexuels, notamment), toujours suspects d’être pervertis par le Malin.

Parallèlement à cette mainmise cléricale, le pouvoir politique a utilisé lui aussi la figure terrifiante de Satan pour contrôler les esprits et les corps. La grande chasse aux sorcières, pour l’essentiel, s’est déroulée après le Moyen Âge : depuis la deuxième moitié du 15ème siècle jusqu’à la deuxième moitié du 17ème siècle environ. Loin d’être une simple survivance médiévale, cette pratique absurde, sanguinaire, génératrice de psychoses collectives, est caractéristique de la modernité, même si on peut considérer qu’elle a été préfigurée par les persécutions subies par les hérétiques à partir du 13ème siècle. (...)

Par la suite, d’autres catégories ont servi de boucs émissaires : les anarchistes, les communistes et, plus près de nous, les Roms et les Musulmans (toujours suspects d’être de mauvais citoyens, toujours sommés de se désolidariser explicitement des attentats commis au nom d’Allah), sans parler des ignobles « islamo-gauchistes », et des « décoloniaux », forcément « racialistes » puisqu’ils ont l’indécence d’employer le mot « race ».

Toutes ces diabolisations, qu’elles soient spontanées ou créées de toutes pièces par le pouvoir politique, ont une fonction évidente : justifier le pouvoir exorbitant de l’État, présenté comme le protecteur des honnêtes citoyens contre les Ennemis de l’intérieur, et détourner l’attention de ces mêmes citoyens, afin qu’ils ne se révoltent pas contre un système politique et social extrêmement injuste et catastrophique sur le plan écologique. (...)

la modernité, en tant que processus d’émancipation à l’égard des traditions, ne peut rester elle-même qu’en s’auto-critiquant, sans quoi elle deviendrait elle-même une tradition figée. Nous n’avons pas à choisir entre l’adoration de la modernité et l’idéalisation réactionnaire du Moyen Âge – tout comme nous n’avons pas à choisir entre la 5 G et le mode de vie des Amish.