
1971-2021. Il y a cinquante ans, des paysans du Larzac s’opposent à l’extension d’un camp militaire et des antimilitaristes arrivent de toute la France pour leur prêter main forte. Une lutte commence. Elle durera dix ans.
C’est un endroit sauvage, aride, que l’on traverse souvent à la hâte pour rejoindre d’autres ailleurs aux caractéristiques opposées, tels Montpellier ou le littoral méditerranéen. Un lieu bien connu pour être une terre de passage mais secret faute d’être une destination.
Il y a un demi-siècle, c’est pourtant bel et bien parce que des milliers de personnes venues de l’ensemble de la France choisirent de faire du plateau du Larzac le terminus de leur voyage que ce causse aveyronnais et héraultais acquit sa notoriété : il allait devenir le théâtre de la lutte de paysans locaux, épaulés par des renforts d’horizons extrêmement divers, tous unis par leur opposition farouche au projet d’extension du camp militaire de La Cavalerie porté, au début, par Michel Debré, ministre de la défense de juin 1969 à mars 1973.
Le 28 octobre 1971, celui qui avait été, une grosse dizaine d’années auparavant, l’un des pères fondateurs de la Ve République en contribuant largement à la rédaction de la Constitution de 1958, annonça officiellement sa volonté de porter la superficie du camp de 3 000 à 17 000 hectares. Une initiative qui suscita immédiatement une vive hostilité localement, notamment de la part des paysans dont les terres étaient directement concernées par ces projections.
« On était en rogne, se souvient Léon Maillé, l’un d’entre eux, dont la ferme familiale se situait au hameau de Potensac. Cette extension revenait de temps en temps sur le tapis mais, à chaque fois, ça tombait à l’eau. Là, c’était différent, c’était le ministre qui en parlait à la télévision, alors très rapidement, on s’est réunis avec les voisins et on a décidé de militer ensemble, même s’il n’y avait aucun paysan lors de la première petite mobilisation, une marche de quelques kilomètres pas loin de La Cavalerie, qui avait été organisée par le MDPL [Mouvement pour le désarmement, la paix et la liberté – ndlr], un mouvement d’extrême-gauche. »
Le « serment des 103 »
Pour voir les agriculteurs battre le pavé et ainsi faire preuve de militantisme actif, il fallut attendre la première grande manifestation du 6 novembre 1971, à Millau, avec la FDSEA (Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles) et les élus. Six mille personnes se rendirent à ce rassemblement qui allait en appeler d’autres mais qui, surtout, déboucha sur la signature du « serment des 103 », acte fondateur du mouvement, survenu en mars 1972, lors duquel 103 des 107 paysans concernés par l’agrandissement du camp s’engagèrent à refuser toute vente de terrain à l’armée. (...)
Cette dynamique sociale est fortement marquée par la religion catholique, confession de « tous les habitants du plateau », pour reprendre les mots de José Bové. Son influence découlait du développement des mouvements « Jeunesse agricole catholique » et « Chrétiens dans le monde rural », qui avaient pour but de promouvoir dans les campagnes le lien social et l’entraide, dans un esprit d’éducation populaire en respectant les exigences de l’Évangile.
Cette dimension religieuse, importante dans la structuration de la lutte, se manifesta notamment au travers de la décision de l’évêque de Rodez, en novembre 1971, de faire lire dans toutes les églises de l’Aveyron un prêche de soutien aux opposants à l’extension, ou encore par le jeûne mené au printemps 1972 à La Cavalerie par le philosophe italien Lanza del Vasto, militant non violent et fondateur des communautés de l’Arche, rejoint dans cette initiative pendant vingt-quatre heures par des paysans ainsi que par les évêques de Montpellier et de Rodez. Grâce à cette stratégie d’action non violente, un agrégat de paysans, maoïstes, ouvriers, et militantes féministes prit forme et donna naissance à un véritable collectif. (...)
Au-delà des frontières professionnelles
Particularité de ce mouvement : en fédérant tout un tas de gens, il dépassait les frontières professionnelles. Il rassemblait des paysans, des intellectuels... mais aussi les ouvriers de Lip, qui avaient entamé une grève en avril 1973 pour protester contre la fermeture de leur usine d’horlogerie, à Besançon, avant de l’occuper et de la faire fonctionner en autogestion. « Il y avait une conscience collective, l’idée qu’on pouvait être différents mais mener un même combat... Il y avait aussi une espèce d’effervescence, avec des gens qui voulaient changer le monde et croyaient qu’ils pouvaient le faire », précise Solveig Letort. (...)
Pour Léon Maillé comme pour les autres acteurs de la lutte et ceux qui se sont penchés par la suite sur le sujet, « ce sont les gens de l’extérieur qui ont apporté du culot, du courage, et incité à tenir bon ». Curieusement, ce sont aussi ces personnes arrivées d’ailleurs qui ont appris aux habitants du Larzac à l’aimer. « On ne le connaissait pas, admet-il. Quand on voyait les photos du plateau affichées en grand dans le métro à Paris, on se disait que c’était beau comme coin, même si c’était une publicité faite par la confédération de Roquefort ! En fait, c’est parce qu’on a souhaité nous prendre le Larzac qu’on a voulu encore davantage le garder. » (...)
Cette détermination prit de nombreuses formes comme, notamment, l’occupation de certaines fermes déjà rachetées par l’armée. Parmi les événements les plus mémorables : trois rassemblements au Rajal del Gorp, chaos rocheux situé le long de la route entre Millau et La Cavalerie, aux mois d’août 1973, 1974 et 1975, avec, la deuxième fois, la présence de François Mitterrand, qui essuya insultes et jets de pierres de la part de certains, notamment des maoïstes.
La lutte a aussi été marquée par quelques coups d’éclat : la conduite d’un troupeau de brebis sur le Champ-de-Mars, à Paris, le 25 octobre 1972 ; la construction sur le plateau de la bergerie de la Blaquière entre 1973 et 1976 – « illégale mais légitime » selon la formule employée ; ou encore les deux longues marches vers la capitale. La première, accompagnée de tracteurs, a lieu en janvier 1976 en réaction à la signature par le préfet de l’Aveyron du décret de déclaration d’utilité publique des 13 500 hectares du causse. La seconde, en décembre 1978, voit les dix-huit paysans ayant fait le chemin à pied se retrouver soutenus par 40 000 personnes aux portes de Paris.
Sens exacerbé de la symbolique (...)
l’attitude du camp adverse était profondément hostile. Pneus de voiture crevés, tentative d’incendie, débarquement d’une section de parachutistes dans la ferme à 2 heures du matin... Voilà par exemple ce qu’a subi François Giacobbi, arrivé en 1975 dans le Larzac puis expulsé de sa ferme par l’armée, et qui en avait reconstruit une en bois, quelques mètres plus loin, sur un terrain dominé par un mirador. (...)
Sur cette terre pauvre, une autre caractéristique ayant servi de ciment, les artisans de la lutte parvinrent, par un sens exacerbé de la symbolique, à s’attirer la sympathie du public au travers de leurs différentes opérations, grandement aidés, par ailleurs, par le développement du courant antimilitariste de l’époque, venu se greffer sur leur mouvement.
« On était après Mai-68, les gens étaient chauds et sont arrivés à toute vitesse car ils étaient contents que certains s’opposent à l’armée, glisse Léon Maillé. On se serait opposés à autre chose, ça n’aurait pas été pareil. Le fait qu’on ait eu des moutons était chouette, aussi, comme image. Le slogan “Des moutons, pas de canons”, c’était bien. On aurait eu des cochons dans une benne boueuse, bof, mais des moutons... C’est beau, le mouton, c’est pacifique. » (...)
un mois après sa victoire, bien que certains dans son camp aient tenté de temporiser par crainte d’une rébellion des militaires, le premier président socialiste de la Ve République tint promesse. Le 3 juin 1981, le Conseil des ministres officialisa l’abandon du projet d’agrandissement du camp du Larzac, clap de fin d’une mobilisation longue d’une décennie.