Les publications sur le travail et l’emploi abondent. Elles viennent de tous côtés. De celui des gouvernants, des idéologues du patronat, et de la majorité des prétendus experts académiques ou des officiants grassement payés dans les organismes internationaux prônant la baisse des salaires et l’abaissement des protections sociales. Du côté aussi de ceux qui dénoncent les « emplois de merde »[1] ou qui continuent à défendre un code du travail protecteur, la réduction du temps de travail pour endiguer le chômage et concevoir un modèle non productiviste, et la réduction des inégalités de revenus[2]. Mais il y a aussi une troisième catégorie qui s’est saisie des thèmes à la mode : la révolution numérique qui fait soi-disant arriver la fin du travail, l’économie collaborative des auto-entrepreneurs qui peuvent survivre grâce au revenu d’existence
(...) Première nouvelle : le capitalisme a disparu
Le livre de Raphaël Liogier part de l’idée que la révolution numérique à l’œuvre depuis quelques décennies a fait disparaître le mode de production capitaliste (tout au moins dans les anciens pays industrialisés, à savoir pour lui : les États-Unis et l’Europe ; notons déjà l’absence du Japon, dont la révolution Meiji, qui déclencha l’industrialisation du pays, eut lieu pourtant au XIXe siècle). Est advenu le « mode de production interactif » grâce à la robotisation et Internet. Nous serions au-delà de l’automatisation des tâches, parce que les machines ne calculent pas seulement beaucoup plus vite que les hommes, dorénavant elles choisissent entre plusieurs calculs celui qui est « le plus opportun » (p. 48).
C’est donc l’ère de l’intelligence artificielle. Mais comprenons de quoi il s’agit : « C’est l’idéal-type du cyborg. L’homme transformé à travers les machines. Machines qui participent de fait à son évolution organique. On peut parler d’une coévolution homme-machine qui est en train de commencer sans que nous en soyons clairement conscients. […] À côté de l’objectivation de sujets, il y a donc une subjectivation des objets. C’est, cette fois, l’idéal-type de l’androïde. » (p. 36).
S’agit-il pour l’auteur d’un constat critique ? Pas du tout. (...)
Dans cette fresque grandiose, le capitalisme en tant que tel ne joue pas de rôle décisif. Par un raccourci de l’histoire humaine assez étonnant, l’auteur affirme que « la révolution industrielle qui commence à la fin du XIXe siècle, est le dernier moment du capitalisme, autrement dit de l’économie de rareté » (p.16, je souligne). D’une part, il se trompe d’un siècle pour l’Angleterre, les Pays-Bas et la Wallonie. D’autre part, la révolution industrielle est le premier moment véritable du capitalisme et non le dernier. (...) D’ailleurs, le capitalisme, en tant que rapport social entre travail et capital, n’est jamais défini dans ce livre. S’il était défini, l’auteur pourrait-il parler de disparition du capitalisme ? Il prend la précaution de dire qu’elle ne concerne que les pays riches, mais s’il définissait le capitalisme pourrait-il considérer que, vu la libre circulation des capitaux qui place le monde entier sous le même impératif de profit et d’accumulation, une partie du monde est sortie du capitalisme alors que l’autre y entre à plein ? (...)
Deuxième nouvelle : le travail disparaît
Nous sommes au cœur du livre. Son fil conducteur est que la hausse de la productivité du travail grâce à la robotique est en train de supprimer le travail. Le premier mouvement serait de se dire : tout le monde sera au chômage. Non, dit l’auteur, et le bandeau de l’éditeur entourant le livre en rajoute dans la provocation : « En finir avec le travail pour en finir avec le chômage ». Autrement dit, il n’y a pas de solution au chômage car « le chômage n’est pas un problème » (p. 9, premiers mots de l’introduction) et « plus on tente de préserver l’emploi, plus on aggrave la situation, retardant le passage à la nouvelle économie d’abondance » (p. 15).
L’auteur a le goût du paradoxe. Mais il est bâti sur une double erreur. Premièrement, depuis maintenant quatre décennies, dans tous les pays capitalistes développés (ceux dans lesquels l’auteur voit le capitalisme disparaître), la productivité du travail progresse de moins en moins vite, pour ne plus dépasser guère aujourd’hui que 1 % par an en moyenne, alors qu’elle augmentait d’environ 5 % par an dans la période d’après-guerre. Les ordinateurs, les robots et internet n’y changent rien. (...)
Il s’ensuit une deuxième erreur factuelle. La diminution de la quantité de travail vivant nécessaire pour fabriquer chaque marchandise est confondue avec la variation de la quantité de travail utilisée dans l’ensemble de l’économie. La première est indéniable et est synonyme de la diminution de la valeur des marchandises, c’est-à-dire de l’augmentation de la productivité du travail, quoique très ralentie depuis une quarantaine d’années. Mais la seconde est plus complexe à saisir. Sur le très long terme, le volume global de travail diminue, mais cela ne signifie pas que, dans le même temps, le nombre d’emplois diminue proportionnellement. Parce que, entre les deux, intervient une variable déterminante : la durée individuelle du travail qui diminue. (...)
Ces deux erreurs factuelles aboutissent à un parti pris idéologique : Liogier récuse toute idée de poursuivre le mouvement séculaire de réduction du temps de travail. Le verdict de l’auteur est sans appel : « Ce n’est pas seulement l’envol inhumain de la productivité, par machines interposées, à l’origine de l’économie d’abondance, qui renverse le règne de l’emploi. Internet a créé un nouvel espace-temps de production, de négociation et d’échange qui bouleverse la conception que nous avions du marché. Dans ce nouveau marché interactif les emplois exclusifs n’ont plus leur place et la notion de plein emploi, ou même de réduction du temps de travail, n’a plus aucun sens. » (p. 45). « Aujourd’hui, le plein emploi ne peut plus être un objectif pleinement légitime. Si toutefois on considère que la politique poursuit le bien commun. Même la réduction du temps de travail qui dépendait de l’existence de l’unité de temps et de lieu de la production n’a plus de sens. […] Mais la réduction comme la hausse du temps de travail n’ont plus de sens à l’heure où les espaces de travail se disséminent ou se décentrent. Augmenter le temps de travail ne peut plus accroître la production et l’améliorer. Réduire le temps de travail n’est plus la cause du progrès social. Le vrai progrès social, c’est d’en finir avec le travail tout court. » (p. 77-78). L’auteur devrait aller expliquer cela à Fillon et Gattaz, qui veulent à tout prix ramener la durée hebdomadaire légale à 39 heures et ne lui mettre comme borne que les 48 heures de l’OIT, tout en obligeant à travailler jusqu’à 65 ou 67 ans, en attendant plus encore. (...)
Troisième nouvelle : le travail disparaît mais on peut verser un revenu d’existence
Liogier plaide pour l’instauration d’un revenu d’existence. Mais, malheureusement, en reproduisant toutes les incohérences et tous les contresens que l’on trouve dans les thèses en faveur de cette proposition.
« Ce sont les machines qui produisent l’essentiel de la richesse matérielle » (p. 43). Mais qui produit la valeur ? On ne sera pas étonné de voir reprise la confusion répandue dans toute ladite science économique et dans le débat public entre richesse et valeur (...)
La confusion récurrente entre richesse et valeur empêche de voir la contradiction dans laquelle est plongé le capitalisme. Jusqu’ici le capitalisme compensait la diminution de la valeur unitaire des marchandises, consécutive à l’augmentation de la productivité du travail, par un élargissement permanent du champ de la production de valeur pour le capital. Et Gorz, que Liogier se plaît à citer, voyait là « la crise du capitalisme »[9], car les obstacles se multiplient face à cette compensation : rétrécissement de la base matérielle des ressources naturelles pour la production, insuffisance de débouchés pour des marchandises en surnombre à cause de la pression sur les salaires, stérilité de la finance qui ne peut pallier durablement la surexploitation du travail et de la nature.
Dès lors, il est contradictoire de soutenir que le travail (qui est, contrairement à ce qu’imagine Liogier, seul créateur de valeur économique) disparaît et qu’il est possible de verser un revenu d’existence dont on se demande bien quelle serait la source. Liogier semble répondre : « Le revenu d’existence doit être conçu comme la contrepartie de la participation à la richesse collective du seul fait de notre existence. Du seul fait de participer dès notre naissance à la vie collective, aux échanges matériels, au fait d’avoir des loisirs, d’aider les autres, de débarrasser la table à la maison, d’aider un malade à traverser la rue, de s’habiller, de répondre au téléphone, de marcher, de consommer. Le revenu d’existence est donc un revenu de base, sans condition autre que d’être-au-monde. Il est reçu comme un héritage par le citoyen parce qu’il est un enfant de la société. Il appartient à cette société, et la société lui appartient. C’est un revenu primaire en quelque sorte, qui peut être complété par toutes les autres sources financières possibles, en fonction des goûts, des compétences, des efforts de chacun. » (p. 94-95, je souligne).
Chaque élément de cette citation porte en lui une confusion : 1) dès la naissance, un enfant serait productif de valeur ! le fait d’être au monde crée sans aucun doute un droit, mais un droit ne produit rien ; 2) confusion entre produire et consommer ; 3) s’il était créé, le revenu d’existence serait un revenu de transfert et non pas primaire ; 4) les formes de revenu complémentaires sont renvoyées à la sphère de décision individuelle, niant ainsi que le travail est un acte social. On ne s’étonnera pas des conclusions : « Le revenu d’existence rend caduc le droit du travail […]. (p. 103). « Un salaire minimum n’aurait plus de sens avec le revenu d’existence de haut niveau : tout autre revenu n’étant qu’un complément à cette base universelle. » (p. 111)[10]. On est en plein discours néolibéral. (...)
Le rêve enchanté d’une économie sans matière, c’est-à-dire de la « dématérialisation de la compétition productive » (p. 39) s’épanouit : « Imaginons des millions de véhicules de par le monde, roulant, navigant, volant pour transporter des passagers ou des marchandises. Tout ce trafic supervisé par des centres de contrôle et d’aiguillage avec quelques humains. » (p. 30). L’auteur ne dit mot des conséquences de ladite dématérialisation en termes écologiques : l’usage des machines électroniques (ordinateurs, tablettes, smartphones) est très gourmand en énergie et métaux rares, et il contribue largement aux émissions de gaz à effet de serre.
Justement, selon Liogier, « l’énergie permettant de faire tourner et d’entretenir les technologies à disposition du plus grand nombre sera aussi de moins en moins chère. Car la part des énergies renouvelables s’accroît (le solaire et l’éolien surtout, à la place des énergies fossiles). » (p. 50). Comment peut-on être certain que l’avenir proche ou à moyen terme verra le coût de l’énergie renouvelable diminuer ? L’auteur indique que « ces nouvelles énergies durables, propres, existent en quantité illimitée à l’échelle des besoins humains » (p. 51) ou sont « virtuellement inépuisables » (p. 52). Ces énergies sont certes illimitées à l’état brut : la lumière du soleil, le vent, la force des marées, les nappes d’eau chaude. Mais leur transformation en énergie utilisable ne se fait pas sans coûts.
Dans ce monde imaginaire, « on peut monter une boutique virtuelle, par exemple de chaussures de sport, ce que fit la société Nike. Les chaussures peuvent être choisies et achetées dans l’univers virtuel, mais livrées à notre adresse dans le monde réel. » (p. 56-57). On s’attendrait à ce que ces chaussures soient livrées par Internet, sans camion, train, bateau ou avion, mais non, le monde virtuel ne peut répondre à tout. Ou alors l’homme « postindustriel » marcherait-il pieds nus, ou bien marcherait-il virtuellement sur Internet ?
Cinquième nouvelle : la richesse réelle est patrimoniale
L’ouvrage de Liogier se livre enfin à un plaidoyer pour une réforme fiscale en profondeur qui supprimerait l’impôt sur le revenu et le remplacerait par un impôt sur toute forme de capital. (...)