
À l’approche de l’élection de l’Assemblée constituante le 23 octobre en Tunisie, le débat se cristallise autour du possible triomphe du mouvement islamiste Ennahdha. Une peur du « chiffon vert » empêchant toute avancée sur la mise en œuvre concrète de la démocratie, d’après Choukri Hmed et Hèla Yousfi, respectivement politiste et sociologue à l’Université Paris-Dauphine. Ils appellent à revenir à l’idéal au nom duquel les Tunisiens se sont soulevés : « Travail, liberté, dignité nationale ».
(...) La révolution tunisienne, qui est partie de Sidi Bouzid le 17 décembre 2010 et a atteint la capitale quelques jours avant la fuite du président Ben Ali le 14 janvier 2011, est porteuse d’un paradoxe aussi puissant qu’inquiétant.
Les revendications portées par les manifestants, partout sur le territoire, reflétaient un idéal commun, que traduit le slogan scandé dès les premiers jours de la révolte : « Shughl, Hurriyya, Karâma wataniyya » (Travail, liberté, dignité nationale). Elles exprimaient à la fois une demande sociale forte (un emploi, une vie digne), une exigence démocratique de participation à la décision politique et une soif de justice contre un système mafieux et corrompu. (...)
Les divergences qui se sont creusées dès le lendemain de la fuite permettent-elles de croire que le souvenir de Ben Ali ou de Bouazizi serait suffisant pour garantir la cohésion nationale ? Il est permis d’en douter.
Car une fois passés le 14 janvier et la solidarité des comités de quartier qui l’a suivi, les Tunisiens se sont en effet immédiatement heurtés à une difficulté majeure ; divisés et différents, ils ont fait voler en éclats cette unité fusionnelle.
(...)
deux sujets récurrents structurent depuis neuf mois l’attention des médias et des principaux partis politiques tunisiens, contribuant à les faire émerger comme des enjeux décisifs de l’élection : ils opposent respectivement la citoyenneté (muwâtana) au tribalisme (‘urûshiyya) et au régionalisme (djihawiyya) d’un côté ; la laïcité (lâ’ikiyya ou ‘ilmâniyya) à l’islamisme de l’autre.
(...)
Une des caractéristiques de ces deux matrices est qu’elles sont abondamment relayées par les médias occidentaux. Et pour cause : ces thématiques, mais surtout la façon de les poser, prolongent, confirment et confortent les présupposés culturalistes à l’encontre des Arabes et des musulmans que seraient les Tunisiens. Leur inscription à l’agenda politique contribue à entretenir, parfois à leur corps défendant, la crainte du péril islamiste et d’une possible reproduction du scénario algérien, après la victoire du Front islamique du salut (FIS) dans les urnes en 1990 et en 1991.
(...)
Dans ces conditions, la seule grille d’analyse des programmes des partis politiques se réduit au fait de savoir s’ils sont pour Ennahdha, un peu, passionnément, à la folie. En ressort un dégradé de positions et d’acrobaties sémantiques assez impressionnant. (...)
Si le peuple tunisien peut et veut devenir l’acteur principal du processus, c’est donc à condition d’abord que ses représentants mettent en place un consensus national solide quant aux règles qui organiseront demain la cité. Surtout, cela suppose de cesser d’agiter le chiffon vert et de revenir à l’idéal au nom duquel les Tunisiens se sont soulevés : « Travail, liberté, dignité nationale ». On a là les trois axes programmatiques des fondements d’un nouveau projet de société, qui réintègre la question sociale au cœur du débat politique, sans quoi aucune « démocratisation » réelle n’est à attendre ni à espérer. (...)