
Dès la fin du XIXe siècle, l’appareil photo a été l’un des instruments privilégiés de l’expansion de l’Europe, servant non seulement à la documenter mais aussi à contrôler les populations colonisées. Entretien avec l’historien Daniel Foliard autour de son ouvrage Combattre, punir, photographier.
RetroNews : Comme vous le relevez dans votre livre, on s’imagine souvent que les conflits d’avant la Grande Guerre n’ont pas été documentés par la photographie, alors qu’en réalité, ils l’ont été dès la fin du XIXe. Peut-on considérer que l’appareil photo, dès lors qu’il devient abordable, devient aussi l’un des outils de l’expansion coloniale des Occidentaux ?
Daniel Foliard : Il y a vraiment une articulation intime entre les deux. Dans les espaces où l’expansion des empires coloniaux est la plus intense, on va trouver des officiers, des médecins et des correspondants envoyés par des journaux pour couvrir des campagnes militaires qui vont utiliser très tôt la photographie de manière pionnière et parfois expérimentale. Ce sont des situations où l’équilibre des forces est très favorable aux forces mobilisées par les Européens, au point où il devient possible de prendre des photographies de combat pour certains participants. Les conflits qui éclatent régulièrement à la fin du XIXe siècle sur la frontière nord des Indes, dans le Pakistan actuel, donnent lieu à des couvertures photographiques qui seront extrêmement novatrices en termes esthétiques. On retrouve très tôt, dès les années 1860, des images en prise directe avec la bataille dans des albums privés.
Très vite, il va apparaître à beaucoup d’acteurs de l’expansion des empires coloniaux européens que la photographie est effectivement un outil. Tout d’abord parce qu’elle permet de construire une image de la colonisation qui soit encadrée par la technologie. La photographie d’une campagne publiée dans la presse de l’époque ne documente pas seulement des événements. Elle est en elle-même l’incarnation d’une modernité proclamée. (...)
Mais la photographie est aussi utilisée comme un outil au niveau local, dans les espaces colonisés ou en cours de colonisation. Cela peut passer par des expérimentations en matière d’identification de chefs ou de rebelles. Dans plusieurs cas, il s’agit aussi tout simplement d’utiliser l’appareil photographique lui-même comme une manifestation de la technologie et du pouvoir occidental. Les récits de l’époque regorgent ainsi de clichés sur des populations terrifiées par la présence de la chambre noire, parfois confondue avec une arme.
Précisément, quels sont l’objectif et la destination de ces photos ?
Il existe différents niveaux de circulation et d’utilisation. Une même image va avoir plusieurs significations en fonction de son insertion dans un album ou dans la presse – métropolitaine comme coloniale. Une large part de la production privée vise à construire une mémoire, un récit des expériences coloniales et guerrières. De nombreux officiers vont entretenir une relation presque compulsive à la photo, et vont accumuler d’albums d’énormes quantités de plaques. (...)
à mesure que la photographie devient plus abordable et plus facile à utiliser – Kodak sort son appareil Brownie, très abordable, en 1900 – des soldats du rang vont saisir l’opportunité d’enregistrer leurs propres expériences. Le phénomène est particulièrement spectaculaire chez les Britanniques lors de la seconde guerre des Boers (1899-1902), où des dizaines de milliers d’appareils et bien plus de clichés circulent parmi les troupes. Dans certains cas, cela vient compenser une absence d’écriture. Pour une partie de ce personnel militaire qui a sans doute moins de facilité avec l’écrit que leurs officiers, la photographie devient parfois un moyen d’inscrire sa mémoire par la vision plutôt que par l’écrit, le journal intime.
Il faut aussi souligner qu’il existe un marché pour des photographies prises sur des lieux d’expansion coloniale agressive. (...)
il faut parfois plusieurs semaines pour que les négatifs parviennent en Europe, mais il y a un lien entre le développement de la photographie amateur et la couverture journalistique qui se développe. Et donc, il y a toute une masse un peu cachée.
Le livre essaie d’explorer cette masse difficilement visible et jette des jalons pour reconstruire ces réseaux de circulation et l’économie de cette production, qui est en fait très conséquente. En outre, comme je l’ai souligné plus tôt, l’un des publics envisagés se situe bien sûr dans les espaces de l’expansion coloniale. L’un des grands objectifs est donc aussi d’utiliser la photographie comme l’un des outils du contrôle et de la domination. (...)
Toutefois la photographie a aussi servi à dénoncer les conflits. Par qui, et avec quelle efficacité ?
S’il ne faut pas exagérer l’importance du médium photographique à l’époque par rapport à d’autres supports (écrit, dessin, gravure), il faut retenir que les guerres coloniales et leurs conséquences ne sont pas invisibles pour les Français et les Britanniques comme pour les opinions publiques des autres puissances coloniales. Ce type de thématique est même assez populaire au tournant du XXe siècle. Or certains des acteurs qui vont prendre ces photographies et les faire n’ont pas toujours conscience de l’impact qu’elles pourrait avoir face à un public beaucoup plus varié que, par exemple, celui d’une société coloniale qui est en train de se créer, où des formes de distinctions raciales très marquées peuvent rendre l’existence d’images brutales assez peu problématiques. Il faut comprendre qu’il est dans la nature même de la photographie d’avoir un sens très instable. Un même cliché peut très vite prendre une signification radicalement différente de celle que son créateur lui attribue au départ.
On a plusieurs exemples de basculement de ce type dès les années 1890 qui se transforment en véritables scandales photographiques. (...)
Par le biais de la photographie, on peut ainsi voir surgir une multiplicité de résistances et de contre-discours, à la fois en Europe et dans les colonies.
Or il existe une tendance, dans l’histoire française, à considérer ces premières contradictions aux colonialismes modernes comme étant minoritaires et désordonnées. Elles sont en réalité beaucoup plus audibles et structurées qu’on ne le pense. (...)