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Mouvements
La nature sujet de droit : une fiction, un mythe fondateur pour changer la réalité ?
par Jean-Marie Harribey
Article mis en ligne le 11 janvier 2012
dernière modification le 7 janvier 2012

Mouvements publie la réaction critique de Jean-Marie Harribey au texte d’Eduardo Gudynas, paru dans le numéro 68 de la revue.

(...) Le texte d’Eduardo Gudynas « Développement, droits de la nature et bien-vivre : l’expérience équatorienne », publié par Mouvements est très intéressant en ceci qu’il exprime clairement une problématique désormais en discussion dans les mouvements sociaux de par le monde et en ceci aussi qu’il contient nombre d’éléments qui sont sujets de controverses.

Le point de départ théorique de ce texte est de distinguer trois niveaux de durabilité (on dit aussi soutenabilité) : faible, forte et très forte. Or cette classification introduit un troisième niveau par rapport à la classification habituelle (faible/forte) sans qu’on sache vraiment au départ quel est le critère démarquant le niveau très forte des deux autres et surtout du niveau forte. (...)

Toute la littérature théorique internationale, orthodoxe comme hétérodoxe, est d’accord pour reconnaître que l’un des critères décisifs séparant l’alternative au sein de la soutenabilité porte sur la substitution ou non des facteurs productifs manufacturés à la nature. Gudynas introduit donc une confusion en rattachant la durabilité faible et la durabilité forte à la substitution.

À partir de là, plusieurs conséquences théoriques et politiques apparaissent. Évoquons-en trois.
(...)

Si on adopte ce type de démarche, on aura beau jurer ses grands dieux que la « valeur » de la nature relève d’un choix strictement politique (ce qui est vrai), le ver de la marchandisation aura été introduit dans le fruit de la nature. Le refus de la marchandisation n’a plus de base conceptuelle dès lors qu’on a admis, au moins implicitement, que les différentes « valeurs » se situaient sur le même plan et qu’on pouvait promouvoir « une valorisation multiple de l’environnement » ou bien « l’incorporation de la valeur ajoutée avec la plus grande efficacité [dans le cadre des limites biophysiques de la Nature, et du au respect dû à la vie et aux cultures ». (...)

L’auteur de cet article s’inscrit semble-t-il dans la lignée des théoriciens qui ont fait le choix de rejeter le concept de développement et par conséquent celui d’un développement alternatif. Pourtant, à regarder de près les propositions, on ne voit pas de différence majeure avec celles que l’on trouve généralement dans la démarche d’un développement alternatif de qualité.
(...)

On pourrait même ajouter que la rupture avec la pensée traditionnelle du développement ne va pas jusqu’à rejeter l’idée occidentale de posséder et maîtriser la nature, puisque cette Constitution « indique clairement que les êtres humains doivent s’approprier les ressources et richesses de l’environnement, mais elle précise un contexte nouveau, à savoir que cette appropriation doit être mise au service du Bien Vivre ». Ce que Gudynas loue, bien qu’il s’en défende, ce serait donc une approche plutôt anthropocentrique qu’écocentrique de la nature, ou biocentrique comme dit l’auteur, même si elle n’est pas à proprement parler une démarche utilitariste.
Le paradoxe est que le refus du développement se conclut par un ralliement au développement durable (...)

La véritable rupture établie par Gudynas et par la Constitution équatorienne qu’il commente se situe donc ailleurs. Elle est dans la proclamation et la défense des « droits de la Nature » ou dans l’affirmation que la Nature avec un grand N devient « sujet de droits ».
Mais, sitôt cette proclamation effectuée, l’ambivalence, sinon l’ambiguïté, apparaît. (...)

l’idée que « la vie, humaine comme non humaine, est une valeur en soi » n’est jamais exprimée par la nature mais l’est par l’humanité qui, selon moi, se fixe à elle-même un « mandat écologique » selon le propre terme de l’auteur. La meilleure preuve en est apportée par lui-même qui explique que « la formulation des droits de la Nature ou du Bien Vivre dans la Constitution équatorienne actuelle est potentiellement l’un des meilleurs exemples d’articulation entre la société civile et la société politique ». Donc, on a bien affaire à une relation des humains entre eux (société civile et société politique, dit-il) nouée à propos de la nature(...)

il est symptomatique que pas une fois le mot de capitalisme ne soit mentionné dans son texte. Le rapport des humains à la nature se nouerait-il hors de tout contexte social, hors de tous rapports sociaux ? Ou bien encore, les sociétés d’Amérique du sud, dont les expériences sont ici analysées, ne seraient-elles pas intégrées et soumises à la logique du capital et de la propriété privée, contre laquelle se mènent nombre de luttes populaires ?

En conclusion, je dirais mon accord complet avec la démarche de travailler à instaurer le bien vivre à la place de l’american way of life, mais aussi mon opposition à certaines justifications théoriques, d’une part non nécessaires pour poser des choix éthiques et politiques, d’autre part le plus souvent incohérentes. Au mieux, la thèse avancée par Eduardo Gudynas et beaucoup d’autres aujourd’hui est-elle une fiction, un nouveau mythe fondateur pour transformer la réalité. Gare à ce que cela ne soit pas une pure idéologie. (...)

Ebuzzing