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Non-Fiction
La mort prévisible du vivant
Article mis en ligne le 14 octobre 2015
dernière modification le 7 octobre 2015

La conférence de l’ONU sur le changement climatique (COP21) s’ouvrira dans deux mois à Paris. Le livre d’Elizabeth Kolbert, La 6ème extinction, sera-t-il à cet événement fondamental ce que le film Home, de Yann Arthus-Bertrand, est censé avoir été pour les élections européennes de 2009 : un levier de prise de conscience ?

Le livre de la journaliste du New Yorker, qui décrit avec précision l’extinction actuelle des espèces, a déjà reçu le prix Pulitzer en 2015 et semble s’acheminer lentement vers le statut de block-buster de la vulgarisation écologique, comme le furent, en leur temps, des documentaires comme Une vérité qui dérange (2006), Le Monde selon Monsanto (2008) ou l’épais ouvrage du biologiste Jared Diamond, Effondrement (2005).

Les scientifiques en première ligne

Comment rendre visible la disparition d’une biodiversité que l’on n’aperçoit parfois même pas à l’œil nu ? Elizabeth Kolbert cède évidemment à la mode du storytelling, qui consiste à faire de la moindre enquête journalistique une aventure, mais elle le fait avec parcimonie, et en poursuivant des buts précis. Le premier est de montrer le monde des hommes de science (elles croisent peu de femmes). L’un des avantages fondamentaux de sa démarche, c’est de montrer la dynamique de la découverte scientifique, ou plutôt, les réticences qu’ont toujours soulevé les innovations.

Pour illustrer les résistances parfois acharnées qu’ont suscité les découvertes concernant les extinctions de masse, la journaliste se fait historienne, et remonte, dans une grande partie du livre, vers l’histoire des sciences, analysant les découvertes de Darwin, de Cuvier, ce qui permet de comprendre comment, petit à petit, l’idée que l’extinction des espèces pouvait exister, qu’une extinction était en cours, et que cette extinction avait des origines anthropiques, s’est lentement imposée, de controverses en controverses. Se fondant sur le modèle des « changements de paradigmes » de Thomas Kuhn , elle montre ainsi comment les découvertes du XIXe siècle – et certaines beaucoup plus récentes – ont permis de comprendre que les espèces naissaient – et mourraient – et que les causes des cinq grandes extinctions déjà survenues dans l’histoire de l’évolution étaient toutes différentes et complexes.

Ces retours historiques, bien agencés et très accessibles, permettent de donner une grande épaisseur à la réflexion, et aboutissent à deux conclusions : la prise de conscience des chercheurs en « écologie scientifique » de l’impact décisif de l’homme sur son environnement est finalement assez récente ; toutes les découvertes ont été soumises à de grands débats, dont certains ne sont pas encore refermés, comme celui qui concerne la disparition des grands mammifères, et l’impact de l’homme sur cette extinction là. (...)

L’extinction des grands mammifères est, certes, tragique mais la « biodiversité », terme abstrait, se matérialise bien plus souvent sous la forme d’insectes et de micro-organismes, qui ont le malheur de mal passer dans les médias. L’auteure arrive, à plusieurs reprises, à faire sentir la tendresse, l’étonnement, et même l’émerveillement face à des biotopes et des systèmes microscopiques. C’est une gageure, et à mesure que la journaliste décrit les crises traversées par les régions qu’elle visite – parfois à l’aide de photos, qui émaillent le texte – on sent, lentement, monter une sourde angoisse face à une désertification galopante de notre univers vivant. À la lire, on ressent le type de sidération qu’il était possible d’éprouver face au maïs difforme et pour tout dire monstrueux du documentaire de Marie-Monique Robin sur Monsanto. S’ouvre sous nos pieds la perspective d’un monde vide, pauvre, aride et silencieux, où l’homme aura exterminé, volontairement ou involontairement, plus de la moitié des espèces vivantes, s’élevant au statut d’une véritable catastrophe écologique.

L’Anthropocène

Cet impact des activités humaines est si décisif que certains scientifiques, même si cela fait débat pour d’autres, ont choisi de désigner notre ère géologique sous le terme d’ « anthropocène », un terme justifié par l’impact de l’homme (anthropos), qui sera lisible jusque dans les couches et les strates terrestres de l’avenir. (...)

Le livre de Elizabeth Kolbert, comme ceux de Jared Diamond ), se centre sur la vie animale, et sur des mécanismes d’extinction moins « physiques » que biologiques, parfois plus complexes à expliquer, mais tout aussi fondamentaux. Le principal pourrait être désigné sous le terme de « mondialisation des espèces » : depuis que les humains circulent entre les continents, ils ont répandu des espèces dans des environnements qui n’étaient pas le leur à l’origine. (...)

La vision « physique » du réchauffement climatique, malgré son caractère mécanique et déprimant, a conduit à proposer, peu à peu, des réponses et des moyens de lutte concrets. Comme il est responsable d’une grande partie de la 6ème extinction, nous connaissons, donc ces moyens d’action – dont fait partie le courage politique et l’habileté à négocier de nos dirigeants dans deux mois. Mais que faire, alors, face à des « espèces invasives » dont le commun des mortels n’a aucune conscience ? Faut-il prendre des mesures pour juguler cette mondialisation des espèces qui conduit à un appauvrissement drastique de la biodiversité, alors que c’est tout bonnement impossible ? Comment ne pas céder à une forme d’apathie terrifiée, lorsque l’auteure nous décrit la manière dont les Homo sapiens ont « fait disparaître » l’homme de Neandertal, et ne pas considérer l’extinction actuelle comme un destin, puisqu’elle est en cours depuis si longtemps et que, surtout, son accélération semble incontrôlable ?

L’auteure ne propose aucune solution, si ce n’est, en quelques pages finales, de garder l’espoir, et de prendre et conserver nos responsabilités, dans une conclusion saisissante qui nous décrit un monde où le plus grave ne serait pas la disparition de l’homme qui aurait sapé ses propres conditions de survie, mais un monde appauvri, irrémédiablement, y compris pour les espèces qui survivraient à cette 6ème catastrophe et à notre espèce. En proposant de garder l’espoir, elle s’inscrit donc à l’exact opposé de la perspective prônée par un Jean-Pierre Dupuy, qui proposait un « catastrophisme éclairé » : nous n’agirons vraiment que si nous sommes persuadés que la catastrophe est certaine. À lire l’ouvrage de E. Kolbert, la catastrophe n’est pas certaine dans un avenir plus ou moins proche : elle est déjà là.
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