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le Monde Diplomatique
La montagne victime des sports d’hiver
Article mis en ligne le 27 février 2018
dernière modification le 25 février 2018

Un meilleur enneigement en début de saison n’effacera pas la crise structurelle des stations de sports d’hiver. Les promoteurs de résidences secondaires et de remontées mécaniques blâment le réchauffement climatique, mais c’est avant tout un modèle de développement touristique qui est en cause. Caractère de plus en plus élitiste du ski, équipements pléthoriques voués à la rouille, impressionnantes quantités d’eau gaspillées pour alimenter des canons à neige : jusqu’où peut aller l’exploitation de la montagne ?

assurons-nous, la France a toujours « le plus grand domaine skiable du monde » ! Ce slogan éculé servira encore un moment de programme aux responsables de Ski France (1), qui règnent sur l’industrie des sports d’hiver. Les stations laissées à l’abandon par la liquidation, en octobre dernier, du groupe Transmontagne, deuxième opérateur français de remontées mécaniques, ont pour la plupart été reprises en régie par les collectivités locales. Et les petits propriétaires floués se consoleront, car ils font partie de ceux qui peuvent encore passer des vacances à la neige...

Invoqués dans les moments difficiles, les caprices du climat (hivers trop doux) révèlent des problèmes structurels plus profonds. L’univers des stations de ski ne fait plus rêver. L’équipement des plus beaux sites a conduit à la banalisation des paysages ; l’uniformisation est allée de pair avec l’internationalisation et la perte des particularités culturelles. (...)

Un sport de riches

Affiché à l’origine par les pouvoirs publics, l’objectif de démocratisation fut un leurre. Le ski alpin est plus que jamais un sport de riches, car une semaine de vacances coûte au minimum 1 500 euros par famille. Hormis les étudiants, il attire principalement les cadres et professions intermédiaires, disposant de plus de 3 000 euros mensuels par foyer, et principalement chez les 35-44 ans (4). Depuis une vingtaine d’années, on assiste à l’exclusion progressive des plus jeunes, des plus de 50 ans et des classes populaires, qui pouvaient encore y avoir accès dans les seules régions de proximité. Les comités d’entreprise ne peuvent plus guère en faire profiter leurs salariés, et les classes de neige ont progressivement disparu sous les coups de boutoir réglementaires. (...)

. Beaucoup d’équipements de moyenne montagne ne tournent que quelques jours par an. La plupart de ces friches touristiques sont promises à la rouille, faute de moyens pour les démanteler. Ainsi, la station fantôme de Saint-Honoré (Isère) rappelle ces villages de Californie abandonnés par les chercheurs d’or après l’épuisement d’un filon. (...)

La crise des sports d’hiver souligne les contradictions d’un modèle de développement basé sur l’« aménagement » de la montagne vécu comme équipement en infrastructures urbaines et récréatives tournées vers la monoactivité du ski alpin. La prédation d’espaces naturels exceptionnels a porté des atteintes irréversibles à la culture locale, aux paysages, à la faune et à la flore qui faisaient l’identité alpine. Les bâtisseurs de station ont déguisé cette appropriation matérielle et économique d’immenses territoires en une entrée heureuse dans la civilisation des loisirs, construisant le rêve des classes moyennes : devenir propriétaire à la neige.

Comme l’organisation touristique tue le voyage, l’aménagement tue le rêve. (...)

les aménagements lourds mis en place pour l’hiver ruinent la possibilité d’un tourisme d’été, ce qui est particulièrement vrai en France et, dans une moindre mesure, en Italie.

L’exemple français est largement accepté comme la caricature de ce modèle d’industrie touristique qui fut imposé par la volonté de l’Etat à la fin des années 1960. (...)

Ce volontarisme d’Etat est légitimé par l’exode rural qui a frappé durement les régions de montagne, en particulier dans les Alpes du Sud. Alors que nos voisins alpins ont pu freiner le départ de leurs habitants grâce au tourisme, il n’est question que de « rattrapage » dans les conseils interministériels. Le plan neige prévoit la construction de lits par centaines de milliers : « On agit au coup par coup. On innove, on improvise. Car, il faut agir vite, et si possible sans donner trop d’information sur ce qu’on fait. (...) Aussi curieux et affolant que cela puisse paraître, la décision d’équiper la France de grandes stations de ski ne s’est appuyée sur aucune étude de marché sérieuse (6). »

L’Etat et les collectivités locales organisent et financent les grosses infrastructures, en particulier les routes, tandis que les promoteurs font de juteuses affaires immobilières. (...)

La rupture des liens sociaux traditionnels est consommée avec les bénéfices tirés par les plus chanceux, tandis que les autres sont recrutés comme « OS des neiges ». Attirés par l’image des stations, de nombreux travailleurs saisonniers deviennent dépendants d’un système artificiel et déstructurant, et se confrontent à des conditions de travail ou de logement difficiles (7).

A leur tour, les sites « nordiques » (ski de fond) veulent singer les sites « alpins » et se lancent dans la modélisation de la montagne pour les besoins des skieurs émérites. Mais ils organisent leur perte en instaurant un péage qui décourage le plus grand nombre. L’arrivée de la redevance entre 1985 et 1986 conduit à diviser par quatre le nombre de paires de skis vendues. Le marché du nordique ne s’en relèvera pas. (...)

« A mesure que l’industrie du ski s’est trouvée en décalage avec les formes successives de l’imaginaire récréatif dominant, ses contradictions n’ont fait que s’accroître, et l’or blanc s’est peu à peu transmuté en plomb, en une sorte d’alchimie inversée qui semble de plus en plus irréversible (8). » Cet avertissement récent d’un universitaire rejoint une longue série de mises en garde. (...)

Il faut attendre l’enneigement plus faible des hivers 1989 et 1990 pour que le risque de désastre économique soit révélé. Dans un rapport remis au ministre de l’intérieur, l’inspecteur général de l’administration Jean-François Lorit estime qu’une majorité de petites et moyennes stations représentent un secteur « hors circuit de l’économie touristique ». Selon lui, une cinquantaine d’entre elles auraient connu des problèmes financiers même avec un enneigement normal. Il explique aussi comment les collectivités s’endettent pour assurer des fonctions non rentables, tandis que les bénéfices vont à la sphère privée (...)

Autre singularité française, on entre dans la course au gigantisme par l’interconnexion des domaines. Pour afficher le plus grand nombre de kilomètres de pistes du monde en se raccordant par un téléphérique (en panne cette saison), La Plagne et Les Arcs ont, par exemple, dépensé 35 millions d’euros en 2004. Aux commandes de ces stations géantes sont apparus de nouveaux opérateurs aux objectifs purement financiers – principalement la Compagnie des Alpes, émanation de la Caisse des dépôts et consignations.

Des dogmes s’installent, comme le seuil des cent kilomètres de pistes au minimum, pour pouvoir séduire la clientèle étrangère et pallier le recul des vacanciers français. Mais la standardisation ne convient guère au public ; les vacanciers préfèrent la moyenne montagne, pour peu qu’elle soit enneigée.

Le choix de l’internationalisation de la clientèle marque clairement le renoncement au tourisme pour tous. (...)

Face au réchauffement climatique, les responsables des stations sont partagés entre la dénégation vis-à-vis des clients et la dramatisation pour convaincre les pouvoirs publics de participer au financement de nouveaux investissements censés répondre au problème (...)

Dans l’ensemble des Alpes, la consommation d’eau pour les canons représente l’équivalent de celle d’une ville d’un million et demi d’habitants. Même si ceux-ci perdent toute utilité lorsque les températures sont insuffisamment froides, ce pis-aller permet d’éviter de réfléchir au modèle de développement.

L’utilisation de « neige de culture » conduit à renforcer encore l’emprise des stations et la pression sur un milieu fragile. (...)