
Ils s’appellent Michel Houellebecq, Yann Moix, Frédéric Beigbeder ou encore Sylvain Tesson. Au début des années 2000, ils pouvaient encore incarner l’impertinence, s’offrir des accents libertaires et se donner un vernis « de gauche ». Mais le temps et les évolutions de la société ont fini par révéler leur nature profonde : aujourd’hui, ils partagent toutes les peurs et les paniques morales de la droite de la droite. Histoire d’une dérive littéraire et politique.
Tous les épisodes
De Sollers à Beigbeder : la fabrique des nouveaux réactionnaires de la littérature française
Épisode 1 : De Sollers à Beigbeder : la fabrique des nouveaux réactionnaires de la littérature française
Une nouvelle génération d’écrivains réactionnaires a émergé dans les années 1990 au moment de l’avènement de l’autofiction. Ils étaient alors considérés comme des auteurs impertinents, parfois même classés à gauche. Mais avec le temps, ils ont fini par épouser les paniques morales de notre époque. Histoire d’une dérive littéraire.
7 août 2023
par Romaric Godin et Ellen Salvi
Sollers 1983 : la contre-révolution littéraire
L’un s’est dit « incapable d’aimer une femme de 50 ans ». L’autre préférerait que l’on parle de « jeunes chattes humides » plutôt que de « jeunes filles en fleurs ». Le troisième estime que seule « la peur de la prison ferme retient les hommes d’agresser sexuellement toutes les femmes qui leur plaisent ». Quant au dernier, il a plusieurs fois porté, au fil de ses récits de voyage, un regard misogyne sur ces « vieilles filles » qui « atteignent l’âge de non-retour ». À eux quatre, ils ont vendu des millions de livres. (...)
Désormais, la plupart d’entre eux se revendiquent volontiers « réactionnaires ». Ils y voient même « un signe d’intelligence », pour reprendre les mots de Frédéric Beigbeder au sujet de son ami Michel Houellebecq. (...)
Épisode 2 : Sollers 1983 : la contre-révolution littéraire
par Romaric Godin
Frédéric Beigbeder : du « Gramsci de la branchitude » au boomer de la bataille culturelle
Décédé le 5 mai dernier, l’écrivain Philippe Sollers a ouvert, voilà quarante ans, la voie à la littérature réactionnaire moderne. Avec son roman « Femmes », il a construit le cadre d’une lutte contre la modernité qui a entamé une lente et inévitable dérive. (...)
comment Philippe Sollers a mené une contre-révolution sur laquelle la littérature réactionnaire d’aujourd’hui a pu s’appuyer. Il s’agit donc de prendre politiquement Sollers au sérieux et de le traiter comme un phénomène social dans la sphère littéraire. (...)
Le « Bernard Tapie de la littérature »
Disons-le d’emblée : le livre Femmes, quarante ans plus tard, apparaît à la fois comme terriblement daté et comme étrangement très proche. Daté parce que c’est un roman à clés sur le monde intellectuel du début des années 1980 qui a un petit parfum d’histoire. Daté aussi par son insistance sur les scènes sexuelles de type porno soft qui ne sont pas sans rappeler les plus belles pages de Bruno Le Maire. Il est enfin très daté par sa misogynie et son donjuanisme très années 1980. Mais il est très actuel parce que les propos violemment anti-féministes et la grande plainte du mâle blanc hétérosexuel prétendument persécuté nous sont très familiers. (...)
« Les mères, les homos, malgré leur rivalité apparente, ce sont comme qui dirait les kapos du camp invisible » (page 43).
Dès les premières pages, le ton est donné : « Le monde appartient aux femmes, c’est-à-dire à la mort, là-dessus tout le monde ment. » (...)
Épisode 3 : Frédéric Beigbeder : du « Gramsci de la branchitude » au boomer de la bataille culturelle
Longtemps considéré comme le dandy cool et impertinent de la vie littéraire française, Frédéric Beigbeder a fini par sombrer dans les paniques morales de la droite réactionnaire. Défendant sa liberté contre la société, il pourfend désormais le « wokisme », redoute les féministes et déplore la « dictature de la bien-pensance ».
11 août 2023
par Ellen Salvi
(...) Le 3 avril 2023, Frédéric Beigbeder est invité sur France Inter pour évoquer son dernier livre, Confessions d’un hétérosexuel légèrement dépassé, à paraître aux éditions Albin Michel. Le titre et la couverture laissent songeur, mais ce n’est rien à côté de la prestation que va donner l’auteur ce jour-là, face à son ancienne collègue Sonia Devillers – il a un temps été chroniqueur sur cette même antenne, mais les choses se sont, disons, mal terminées.
Expliquant vouloir faire partie du « club des victimes », il déroule l’argumentaire premier de son texte : les vieux mâles blancs qui aiment les femmes ont eux aussi des problèmes. Et c’est le roi des féministes qui le dit puisqu’il a écrit « un livre qui dénonce les violences sexistes […] dans les années 2000, c’est-à-dire quinze ans avant #MeToo ». « Pourquoi est-ce que je n’ai pas une médaille de combattant antisexiste ? », s’interroge-t-il, évoquant même la possibilité d’une panthéonisation.
Aussitôt cet extrait posté sur les réseaux sociaux, les témoignages affluent. « Tiens, je ne savais pas que c’était la main d’un combattant antisexiste que j’avais en haut de la cuisse à 16 ans alors que j’étais ivre en boîte et que mes amis étaient partis me chercher de l’eau ! », tweete Claire Caché (lire notre Boîte noire). « Il a insisté très lourdement pour me faire boire et me ramener dans sa chambre d’hôtel à de nombreuses reprises ces dernières années malgré mes refus catégoriques », témoigne aussi Maud Margenat. (...)
Dans son dernier livre, Frédéric Beigbeder adopte plusieurs des obsessions de CNews ou de Valeurs actuelles – dont il est devenu la nouvelle coqueluche –, à commencer par le « wokisme », la « cancel culture » et les « néo-féministes » qui « cassent l’ambiance en soirée », comme le résumait l’hebdomadaire d’extrême droite dans un numéro collector. Pour autant, souligne-t-il auprès de Mediapart, « je ne pense pas que je sois d’extrême droite, ce serait même absurde de dire ça ». Lui se voit davantage comme un « réac de gauche » et préfère se comparer à son idole Bret Easton Ellis qu’à son ami Michel Houellebecq. « J’aimerais être un boomer woke », ajoute-t-il en riant – il rit beaucoup de ses propres vannes. (...)
dès le premier chapitre de son livre, cet anti-Annie Ernaux – sur l’œuvre de laquelle il s’estime capable de porter un jugement négatif – conteste l’existence du patriarcat, tout en en donnant, sans le vouloir, une illustration parfaite : « Quant au patriarcat... ce mot m’a toujours fait sourire. Quel patriarcat ?? Ma génération ne sait pas ce que c’est. Les papas sont tous partis de chez eux. »
Persuadé que nous tendons vers l’« extermination » du mâle blanc hétéro, Frédéric Beigbeder revendique le droit d’être une victime comme les autres (...)