
(...) Le terme de crise est censé détenir une aveuglante évidence, alors que, loin de désigner une notion simple, il ne cesse de faire jouer, dans ses usages récents, une analogie médicale.
De même que, par exemple, la crise d’asthme requiert une urgente intervention, puis ensuite surveillance et traitement dit « de fond », de même ladite « crise financière » appelle deux types de remède : une mise à disposition immédiate de liquidités pour que soit honoré l’échéancier du remboursement des emprunts, puis le long terme de l’ « austérité » exigée par les prêteurs. Au traitement de fond des médecins fait écho la prise en compte par les politiques des défaillances dites « systémiques ».
L’analogie du remède à la maladie se trouve confortée et relayée par une autre qui, cette fois, emprunte à la vie spirituelle : « la » crise dont les politiques parlent avec le souci « responsable » de s’y attaquer, évoque une crise spirituelle, comme on parle par exemple d’une crise de la foi, et cette crise que la cure d’austérité doit surmonter permettra aussi, et par là même, une régénération générale.
Voilà donc ressuscité le parallélisme de la médecine avec la politique : économie et finance auraient plongé les sociétés dans la crise-de-la-dette ; la politique, quant à elle, serait chargée du remède.(...)
Enfin, la prétendue scission entre économie et finance d’un côté, politique de l’autre, revient vraiment à faire prendre les vessies pour des lanternes. Car enfin, la spéculation financière « mondialisée », et ce qu’on baptise si exquisement « économie virtuelle », ne furent-elles pas autorisées, encouragées et choyées par des politiques délibérées, et fières d’entrer ainsi dans la pleine modernité ?
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« La » dette s’offrirait ainsi à notre entendement avec l’évidence du Mont Blanc à Monsieur Perrichon. N’a-t-on pas entendu, récemment, un responsable de l’administration scolaire renvoyer chez eux les parents d’enfants d’une école maternelle, vouée à la fermeture, en leur disant que leurs enfants devaient bien commencer à payer la dette ? Qu’une telle extravagance soit proférée par immoralité ou par sotte conviction, les deux cas supposent installée l’évidence qu’il y a une dette terrible, de sorte qu’il incomberait à chacun de « faire des sacrifices », comme on dit.
Outre que « la » dette serait une donnée de fait, à saisir sur le mode du « il y a », joue encore, nous l’avons suggéré, la croyance que les évaluations chiffrées de celle-ci, seraient, à elles seules, parole d’Evangile.
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Si le terme d’économie politique a disparu des vocables publics, c’est que cette éclipse permet de faire avaler la conviction qu’à l’économie et la finance toutes puissantes ferait face l’impuissance de la politique, comme si les politiques n’étaient pas nommément les architectes de l’ « architecture économique et financière »
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