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le Monde Diplomatique
La dette ou le vol du temps
Article mis en ligne le 28 août 2012
dernière modification le 25 août 2012

La succession des crises financières a conduit à l’émergence d’une figure subjective qui occupe désormais tout l’espace public : celle de l’homme endetté. Le phénomène de la dette ne se réduit pas à ses manifestations économiques.

Il constitue la clé de voûte des rapports sociaux en régime néolibéral, opérant une triple dépossession :
 dépossession d’un pouvoir politique déjà faible, concédé par la démocratie représentative ;
 dépossession d’une part grandissante de la richesse que les luttes passées avaient arrachée à l’accumulation capitaliste ;
 dépossession, surtout, de l’avenir, c’est-à-dire du temps comme porteur de choix, de possibles. (...)

La relation créancier-débiteur intensifie de manière transversale les mécanismes d’exploitation et de domination propres au capitalisme. Car la dette ne fait aucune distinction entre travailleurs et chômeurs, consommateurs et producteurs, actifs et inactifs, retraités et allocataires du revenu de solidarité active (RSA). Elle impose un même rapport de pouvoir à tous : même les personnes trop démunies pour avoir accès au crédit particulier participent au paiement des intérêts liés à la dette publique. La société entière est endettée, ce qui n’empêche pas, mais exacerbe, les inégalités — qu’il serait temps de qualifier de « différences de classe ».

Comme le dévoile sans ambiguïté la crise actuelle, l’un des enjeux politiques majeurs du néolibéralisme est celui de la propriété  : la relation créancier-débiteur exprime un rapport de forces entre propriétaires et non-propriétaires des titres du capital. (...)

La dette sécrète par ailleurs une morale qui lui est propre, à la fois différente et complémentaire de celle du travail. Le couple effort-récompense de l’idéologie du travail se voit doublé par la morale de la promesse (celle d’honorer sa dette) et de la faute (celle de l’avoir contractée).
(...)

Les médias, les hommes politiques, les économistes semblent n’avoir qu’un message à transmettre à Athènes : « vous êtes fautifs », « vous êtes coupables ». En somme, les Grecs se dorent la pilule au soleil tandis que les protestants allemands triment pour le bien de l’Europe et de l’humanité sous un ciel maussade. Cette présentation de la réalité ne diverge pas de celle qui fait des chômeurs des assistés ou de l’Etat-providence une « mamma étatique ».

Le pouvoir de la dette se présente comme ne s’exerçant ni par la répression ni par l’idéologie. « Libre », le débiteur n’a toutefois d’autre choix que d’inscrire ses actions, ses choix, dans les cadres définis par le remboursement de la dette qu’il a contractée. Vous n’êtes libre que dans la mesure où votre mode de vie (consommation, emploi, dépenses sociales, impôts, etc.) vous permet de faire face à vos engagements. (...)

Mais la relation créancier-débiteur ne concerne pas uniquement la population actuelle. Tant que sa résorption ne passe pas par l’accroissement de la fiscalité sur les hauts revenus et les entreprises — c’est-à-dire par l’inversion du rapport de forces entre classes qui a conduit à son apparition (5) —, les modalités de sa gestion engagent les générations à venir. (...)

Ainsi, le système capitaliste réduit ce qui sera à ce qui est, le futur et ses possibles aux relations de pouvoir actuelles. L’étrange sensation de vivre dans une société sans temps, sans possibles, sans rupture envisageable — les « indignés » dénoncent-ils autre chose ? — trouve dans la dette l’une de ses principales explications. (...)

La finance veille à ce que les seuls choix et les seules décisions possibles soient ceux de la tautologie de l’argent qui génère de l’argent, de la production pour la production. Alors que, dans les sociétés industrielles, subsistait encore un temps « ouvert » — sous la forme du progrès ou sous celle de la révolution —, aujourd’hui, l’avenir et ses possibles, écrasés sous les sommes faramineuses mobilisées par la finance et destinées à reproduire les rapports de pouvoir capitaliste, semblent bloqués ; car la dette neutralise le temps, le temps comme création de nouvelles possibilités, c’est-à-dire la matière première de tout changement politique, social ou esthétique. (...)