
Spécialiste d’économie financière et professeur émérite de l’université Paris XIII, Dominique Plihon est l’un des co-rédacteurs de la récente note publiée par Attac « Qui va payer la note Covid ? ». Il est par ailleurs l’un des signataires d’un appel de près de 150 économistes européens à une annulation de dettes publiques détenues par la Banque centrale européenne conditionnée à des investissements dans la transition écologique.
Dominique Plihon. La menace d’une instrumentalisation de la dette publique liée au Covid est très grande. Le mandat donné à la commission Arthuis nommée en décembre par le gouvernement et qui doit en principe rendre son rapport et ses propositions à partir de la fin février est celui d’une remise en ordre des finances publiques en réduisant le déficit, en remboursant la dette, sans augmenter les impôts. Cela passe par des réformes structurelles dangereuses pour toute la société. Nous ne sommes pas surpris mais inquiets. Nous avons donc voulu dans cette note répondre préventivement et faire des contre-propositions. (...)
La première raison de rejeter cette instrumentalisation de la dette publique est qu’elle est soutenable. Il n’y a aucun problème pour la financer compte tenu des taux très bas voire négatifs. En dépit du fait que la dette augmente, la charge financière des intérêts diminue. Cela va probablement durer. (...)
La Commission Arthuis peut néanmoins préconiser de baisser les dépenses publiques et de faire de la régulation budgétaire. C’est tout à fait possible compte tenu du mandat donné par le gouvernement. Mais une politique de régulation budgétaire qui aboutirait à réduire les dépenses publiques pour les services publics notamment de santé ou d’éducation, ou pour des investissements de long terme par exemple pour la transition écologique serait contre-productive. Cela aurait des effets catastrophiques.
Actuellement, non seulement il ne faut pas rembourser la dette, mais il faut l’augmenter de manière significative pour profiter des taux bas. Le gouvernement s’est endetté il y a quelques semaines à 0,5% pour un emprunt à 50 ans. Il faut y aller pour restructurer la dette actuelle et pour financer les dépenses publiques notamment dans le domaine sanitaire et social, pour relancer l’éducation et la recherche. Il faut absolument profiter des circonstances et des taux bas pour investir dans la transition écologique, soutenir l’activité et l’emploi. (...)
La décentralisation française c’est du pipeau. Il faut redonner aux entreprises publiques un rôle plus important et davantage d’autonomie. Et également aux régions et aux collectivités locales. Face aux différences régionales et locales de l’épidémie, les responsables régionaux devraient pouvoir prendre des mesures sans attendre le pouvoir central.
Mais vous-mêmes vous parlez de court terme. Les choses ne peuvent-elles pas changer et rendre le problème de la dette plus préoccupant ?
Effectivement, on ne va pas rester indéfiniment à des taux zéro. Les banques centrales finiront par remonter les taux d’intérêt. Les investisseurs internationaux ont les moyens de mettre les pays en difficulté. On l’a vu en Europe lors de la crise des dettes souveraines dans les années 2105. Et du reste cette possibilité de pression des marchés financiers est déjà telle que par avance le gouvernement cherche à y répondre par la remise en ordre des finances publiques.
Il faut donc prendre des mesures dès maintenant pour rendre la dette moins vulnérable, moins sujette à la pression des marchés financiers et à des attaques spéculatives. Nous formulons pour cela 4 mesures à mettre en œuvre en France mais qui pourraient également être appliquées dans les autres pays européens.
- La première idée est celle d’un audit citoyen. Il y a des précédents en Amérique Latine, en Equateur notamment (...)
- En France le Collectif pour un Audit Citoyen de la Dette Publique [1] a montré que contrairement aux affirmations les plus courantes, la montée de la dette publique en France depuis les années 1980 est moins due à la hausse des dépenses, qui en réalité n’augmente pas plus vite en moyenne que le PIB, qu’à l’érosion des recettes fiscales qui tendent à augmenter moins vite que le PIB. Une érosion due à la concurrence fiscale, à l’évasion fiscale et à toutes les déductions fiscales considérables qui ont été faites pour les grandes entreprises et les plus riches. L’objectif est de ne pas laisser les pouvoirs publics justifier de l’austérité budgétaire à tout crin par l’excès des dépenses publiques.
- Une deuxième mesure viserait à restructurer la dette, c’est-à-dire en allonger la durée ou renégocier les échéances. (...)
- Troisième mesure : l’annulation d’une partie de la dette publique détenue par la Banque centrale. Pour ma part j’ai signé l’appel en ce sens de plus de cent économistes européens publié il y a une dizaine de jours [2]. Je suis tout à fait partisan d’une annulation d’une partie des dettes publiques détenues par la BCE. Mais cette annulation serait conditionnelle. Elle serait effectuée en contrepartie d’un financement équivalent d’investissements jugés conformes à l’intérêt général et notamment aux objectifs de transition écologique et sociale. La conditionnalité est un point important. (...)
La monétisation est une autre modalité possible. C’est le fait que la Banque centrale finance directement des dépenses publiques par la création monétaire sans passer par l’achat de titres que les États auraient émis sur les marchés. On utilise le compte courant du Trésor qui a fonctionné après la deuxième guerre mondiale et que la Banque d’Angleterre a récemment réactivé. Nous considérons que ce circuit direct de financement des États pourrait être réactivé. Évidemment là encore pas de façon inconditionnelle. (...)
- Notre quatrième proposition consiste à faire appel à l’épargne nationale, comme on le fait par exemple au Japon. Il ne s’agit pas de la partie de la dette publique rachetée par La Banque centrale, mais de la dette détenue à plus de 50% par des investisseurs étrangers. L’idée est de rapatrier cette dette. Qu’elle soit détenue par des particuliers et des investisseurs institutionnels publics français comme la Caisse de Dépôts. Il faut mobiliser pour cela une partie de l’épargne collectée par cette dernière via les livrets A, les livrets de développement durable, ou en créant d’autres canaux pour utiliser l’épargne actuellement très importante.
On pourrait avoir un discours, disons de patriotisme financier, consistant à proposer à nos concitoyens de placer leur épargne dont on garantirait qu’elle serait canalisée vers des financements d’intérêt général, par exemple la rénovation de l’habitat pour la transition écologique ou les hôpitaux ou les Universités. Les taux seraient assez bas mais ils pourraient être défiscalisés. Je pense qu’un tel discours et une proposition de ce type pourrait rencontrer un accueil favorable. (...)
Attac a publié en 2019 au moment des élections européennes un livre intitulé Cette Europe malade du néolibéralisme. L’urgence de désobéir. Mais, avant même d’aller jusqu’à désobéir et même jusqu’à les changer, les Traités peuvent être interprétés de manière différente.
Qui aurait imaginé par exemple il y a 10 ans que la BCE détiendrait un jour près d’un tiers de la dette publique des pays de la zone euro. Cela veut dire que la Banque centrale a été capable d’une manière relativement efficace d’un certain point de vue de financer une partie des dépenses publiques de la crise sanitaire actuelle. Cette politique n’est pas parfaite mais elle est possible. (...)
au niveau européen également il y a des marges de manœuvre et que les lignes ont bougé. Bien sûr il faut pousser. Il faut que les économistes, les politiques, les citoyens poussent dans le bon sens car il y a des interprétations possibles différentes des Traités sans avoir l’obligation préalable de les modifier. Ce qui prendrait, de toutes façons, trop de temps. Alors qu’il faut agir dès maintenant. (...)