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le monde diplomatique
La dénonciation des inégalités, nécessaire mais insuffisante
Thomas Piketty ou le pari d’un capitalisme à visage humain
Article mis en ligne le 5 janvier 2015
dernière modification le 3 janvier 2015

A en juger par son succès immense aux Etats-Unis, le dernier livre de Thomas Piketty tombe à pic. Empruntant son titre à Karl Marx, il détaille un phénomène — l’envol des inégalités dans les pays occidentaux — qui suscite une réprobation croissante. Mais là où Marx espérait qu’une révolution sociale transformerait le monde, Piketty imagine qu’un impôt mondial sur le capital le réformera.

L’ouvrage vient ainsi traduire une inquiétude palpable : la société américaine, comme l’ensemble des sociétés du monde, serait de plus en plus inique. Les inégalités s’aggravent et présagent un avenir sombre. Le Capital au XXIe siècle aurait dû s’intituler Les Inégalités au XXIe siècle.

Il serait stérile de critiquer Piketty pour son échec à remplir des objectifs qui n’étaient pas les siens. Néanmoins, on ne peut se contenter de lui tresser des lauriers. Bien des commentateurs se sont intéressés à son rapport à Karl Marx, à ce qu’il lui doit, aux infidélités qu’il lui fait, alors qu’il faudrait plutôt se demander en quoi cet ouvrage éclaire notre misère actuelle. Et, en même temps, s’agissant du souci de l’égalité, il n’est pas inutile de revenir à Marx. En rapprochant ces deux auteurs, on constate en effet une divergence : l’un et l’autre contestent les disparités économiques, mais ils empruntent des directions opposées. Piketty inscrit son propos dans le domaine des salaires, des revenus et de la richesse : il souhaite éradiquer les inégalités extrêmes et nous offrir — pour pasticher le slogan du « printemps de Prague » — un « capitalisme à visage humain ». Marx se place au contraire sur le terrain des marchandises, du travail et de l’aliénation : il entend abolir ces relations et transformer la société.

Piketty dresse un implacable réquisitoire contre les inégalités : « Il est plus que temps, écrit-il dans l’introduction, de remettre la question des inégalités au cœur de l’analyse économique ». Il place en exergue de son livre la deuxième phrase de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. » (On se demande d’ailleurs pourquoi un livre aussi prolixe laisse de côté la première phrase : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. ») S’appuyant sur une profusion de chiffres et de tableaux, il démontre que les inégalités économiques augmentent et que les plus fortunés accaparent une part croissante de la richesse. Certains se sont mis en tête de contester ses statistiques ; il a réduit à néant leurs accusations (2).

Il frappe fort et juste lorsqu’il traite de l’exacerbation des inégalités qui défigurent la société, américaine en particulier. Il remarque par exemple que l’éducation devrait être également accessible à tous et favoriser la mobilité sociale. (...)

Cependant, la fixation exclusive de Piketty sur les inégalités présente des limites théoriques et politiques. De la Révolution française au mouvement américain pour les droits civiques en passant par le chartisme (3), l’abolition de l’esclavage et les suffragettes, l’aspiration à l’égalité a certes suscité de nombreux soulèvements politiques. Dans une encyclopédie de la contestation, l’article qui lui serait consacré occuperait sans doute plusieurs centaines de pages et renverrait à toutes les autres entrées. Elle a joué, et continue de jouer, un rôle positif essentiel. Récemment encore, le mouvement Occupy Wall Street et les mobilisations pour le mariage homosexuel en ont fourni la preuve. Loin d’avoir disparu, cette revendication a trouvé un nouveau souffle.

Mais l’égalitarisme implique aussi une part de résignation : il accepte la société telle qu’elle est, et cherche seulement à rééquilibrer la répartition des biens et des privilèges. Les homosexuels veulent obtenir le droit de se marier au même titre que les hétérosexuels. Très bien ; mais cela n’affecte en rien l’institution imparfaite du mariage, que la société ne peut ni abandonner ni améliorer. (...)

Mais cette orientation a ses limites : « Du même coup, il aspire non à un ordre social différent, dans lequel l’argent et le pouvoir économique ne seront plus le critère de la réussite, mais à un ordre social du même type, où l’argent et le pouvoir économique seront répartis un peu différemment. » On touche là au cœur du problème. Accorder à tous le droit de polluer représente un progrès pour l’égalité, mais sans doute pas pour la planète. (...)

Que l’ouvrier soit mieux rémunéré ne change rien à sa dépendance, « pas plus qu’une amélioration de l’habillement, de la nourriture, de leur traitement et l’augmentation de leur peculium n’abolissaient le rapport de dépendance et l’exploitation des esclaves ». Une hausse de salaire signifie tout au plus que « l’ampleur et le poids de la chaîne d’or que le salarié s’est lui-même déjà forgée permettent qu’on la serre un peu moins fort (5) ».

On pourra toujours objecter que ces critiques datent du XIXe siècle. Mais Marx a au moins le mérite de se concentrer sur la structure du travail, tandis que Piketty n’en dit pas un mot. Il ne s’agit pas de savoir lequel des deux a raison sur le fonctionnement du capitalisme, mais de saisir le socle de leurs analyses respectives : la répartition pour Piketty, la production pour Marx. Le premier veut redistribuer les fruits du capitalisme de manière à réduire l’écart entre les plus hauts et les plus bas revenus, quand le second souhaite transformer le capitalisme et mettre fin à son emprise. (...)