
Joseph Ratzinger, le pape émérite Benoît XVI, est mort ce samedi à l’âge de 95 ans. Conservateur intransigeant, l’ancien préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi avait abdiqué son titre pontifical en 2013, 8 ans après son élection. « Dans les commentaires sur la renonciation du pape Benoît XVI, une tonalité domine, écrivait Maurice Lemoine la même année. En quittant son trône avec “courage et panache”, le souverain pontife se conforme aux critères de la modernité. Pourtant, en Amérique latine, le souvenir qu’a laissé l’ex-cardinal Joseph Ratzinger restera associé à un grand bond en arrière. »
Retour sur les années 1960 — époque où dom Hélder Câmara, l’archevêque de Recife qui incarne la conscience des catholiques progressistes du continent, fait le constat demeuré célèbre : « Quand je donne à manger aux pauvres, on dit que je suis un saint ; quand je demande pourquoi ils sont pauvres, on me traite de communiste. » (...)
Dans un climat d’aggiornamento, sous le pontificat de Jean XXIII et surtout à partir du concile Vatican II (1962-1965), l’encyclique Populorum progressio apporte, en mars 1967, la caution de Rome aux prises de position du clergé progressiste, en particulier brésilien.
Du 26 août au 6 septembre 1968, inaugurée par Paul VI, la deuxième conférence générale de l’épiscopat latino-américain se réunit à Medellín (Colombie). Lors de sa première assemblée, un jeune théologien péruvien, Gustavo Gutiérrez, présente un rapport sur la « théologie du développement ». L’idée faisant son chemin, le document final, après avoir affirmé que le continent est victime du « néocolonialisme », de l’« impérialisme international de l’argent » et du « colonialisme interne », reconnaît la nécessité de « transformations audacieuses, urgentes et profondément rénovatrices » (1). Cette profession de foi marque l’acte de naissance de la théologie de la libération. (...)
Dans les campagnes, les quartiers populaires et les bidonvilles, une génération de membres du clergé s’engagent concrètement, et donc politiquement, aux côtés des plus démunis.
D’ordinaire maussade, l’expression des évêques conservateurs s’assombrit encore. Trois pôles de résistance se manifestent : l’Argentine et le Brésil, gouvernés par les militaires sans que ne s’en émeuvent ces prélats, ainsi que la Colombie. Nul n’est donc surpris quand la tentative de reconquête du terrain perdu à Medellín met en première ligne un ressortissant de ce pays, Alfonso López Trujillo. Son rôle s’amplifie lorsque, évêque auxiliaire de Bogotá, il est élu secrétaire général du Conseil épiscopal latino-américain (Celam), en novembre 1972, avant d’en devenir ultérieurement le président jusqu’en 1983. A partir de 1973, les dirigeants de cet organisme dénoncent une « infiltration marxiste » de l’Eglise. Les théologiens de la libération l’ont pourtant maintes fois répété : du marxisme, ils n’utilisent que les concepts qui leur apparaissent pertinents (...)
Mgr López Trujillo ne s’en efforce pas moins de torpiller ce courant. Et va bientôt recevoir un sacré coup de pouce : l’aide du Vatican.
Après la mort de Paul VI, c’est le polonais Karol Wojtyla, devenu Jean Paul II le 16 octobre 1978, qui préside la troisième conférence générale de l’épiscopat latino-américain de Puebla (Mexique). Tous les pays de la région, sauf quatre, sont alors soumis à des régimes militaires. Alors que les évêques confirment le « choix prioritaire des pauvres », le nouveau pape évite toute déclaration sur les tensions qui traversent l’Eglise latino-américaine. Mais il s’abstient tout autant de dénoncer les régimes dictatoriaux. (...)
avec une volonté bien arrêtée de liquider l’héritage, Rome démantèle les acquis de Medellín. Par les nominations d’évêques conservateurs et de membres de l’Opus Dei (5), par la place grandissante accordée à des mouvements comme le néocatéchuménat, les Légionnaires du Christ, le Renouveau charismatique, le duo Wojtyla-Ratzinger renforce la tendance conservatrice. Pour réduire l’influence de pasteurs jugés trop contestataires, certains diocèses, comme celui du cardinal Paulo Evaristo Arns, au Brésil, sont savamment redécoupés. En 1985, Mgr José Cardoso, parachuté depuis la curie romaine, remplace dom Hélder Câmara, atteint par la limite d’âge. Le nouveau venu se met rapidement à dos presque tout son clergé et ses équipes de laïques militants.
Si les prêtres participant au gouvernement sandiniste sont blâmés, ce ne sera jamais le cas de ceux qui ont collaboré avec la junte militaire argentine. (...)
Devenu Benoît XVI et recevant le 5 décembre 2009 un groupe de prélats brésiliens, l’inspirateur et théoricien des mesures conservatrices de Wojtyla maugréait toujours, évoquant la théologie de la libération : « Les séquelles plus ou moins visibles de ce comportement, caractérisées par la rébellion, la division, le désaccord, l’offense et l’anarchie, perdurent encore, produisant dans vos communautés diocésaines une grande souffrance et une grave perte des forces vives (6)... » On peut être Saint-Père et peu enclin à la repentance ou au pardon.