
9 novembre 2014 : Berlin s’est emplie de personnes venues de toute l’Allemagne et du monde entier pour célébrer la liberté retrouvée, à travers le vingt-cinquième anniversaire de la chute du Mur. Vingt-cinq ans, c’est une vie. Mais au-delà de l’euphorie prévisible des célébrations, surgit comme chaque fois qu’arrive le neuf novembre, une gêne obscure.
Cet anniversaire a toujours quelque chose d’un peu étrange : c’est comme si on cherchait à rejouer la pièce originale, celle de ces instants surréalistes du 9 novembre 1989 où le mur est tombé par surprise [1]. Il y a quelque chose de déplaisant dans ces retrouvailles où l’un des protagonistes est absent. Il ne faut pas voir dans ce propos liminaire une quelconque (n)ostalgie irrationnelle : l’intérêt que porte l’auteur de ces lignes à l’histoire de l’Allemagne divisée ne s’accompagne d’aucun fantasme, et réfute toute idée d’âge d’or antérieur à la chute du mur. Dire « c’était mieux avant », c’est toujours ridicule : Berlin-Ouest, c’était peut-être mieux avant si on pense à Bowie et Nick Cave. Si on pense à Christiane F. et aux toxicos de la Bahnhof Zoo, c’est moins sûr. Ça n’empêche pas d’être suspicieux vis-à-vis des commémorations : de la même manière que la mémoire est une sélection résultant d’une interaction entre effacement et conservation [2], ce qui est montré à travers une commémoration donne envie de s’interroger sur ce qu’elle cache ou cherche à cacher. Dans le cas du mur, on fête, d’après ce que j’ai compris, la libération d’un peuple (les allemands de l’Est) du joug de la dictature qui l’opprimait et, au-delà, la réunification de l’Allemagne. (...)
Mais si le mur de Berlin appartient à l’histoire de l’humanité ou, soyons humble, de l’Europe, il est patent qu’il sert aussi un récit historique écrit par les vainqueurs. Et les vainqueurs sont, à travers la R.F.A, les puissances capitalistes de l’Ouest. (...)
en ces temps troublés où l’espace du débat s’est réduit comme peau de chagrin, il est déjà suspect d’affirmer que c’est aller vite en besogne de réduire la chute du mur de Berlin à une libération. Poussons plus loin.
S’il y a libération, il y a victoire. Dans ce cas, qui est le vainqueur, et qui est le vaincu ? Si on simplifie (et c’est le cas dans la façon dont l’histoire est traitée), l’écroulement du rideau de fer signe la faillite des républiques socialistes (c’est vrai) et la victoire des pays de l’Ouest, (c’est vrai, mais faux). En d’autres termes, le 9 novembre 1989 est donc le jour où le bien et le droit (la démocratie de l’Ouest) ont triomphé du mal et du non-droit (le régime dictatorial de la RDA). Or, rappelons une évidence : le mur n’est pas tombé parce qu’on le poussait à l’Ouest. Le moteur de l’émancipation venait de l’intérieur, de ces allemands de l’Est qui manifestaient pour changer le régime et non pour changer DE régime. (...)
L’appropriation de cette victoire populaire par la République Fédérale est l’une des plus grandes mystifications historiques européennes du vingtième siècle. (...)
Le tour de passe-passe qui consiste à définir l’autre comme le « mal » pour apparaître en opposition comme le représentant du « bien » ne tient pas la route. Un rapide coup d’œil rétrospectif permet de voir que la République Fédérale ne s’est pas signalée non plus dans les années 50 et 60 par un respect excessif des libertés individuelles. Elle a fait montre de plus de dynamisme pour emprisonner les communistes militant sur son sol (certains sont morts en prison des suites des mauvais traitements subis) que pour purger les institutions de ses anciens nazis. De même, la répression violente des manifestations de 68, l’attentat contre Rudi-Dutschke et la période traumatique de la Fraction Armée Rouge sont venus rappeler que la notion d’Etat de droit était relative également de ce côté-ci du rideau de fer. (...)
On relèvera qu’il existe encore, vingt-cinq ans après, ce qu’on appelle des « salaires de l’Est », plus bas à travail égal que ceux de l’Ouest. Conçue pour soutenir la compétitivité des « nouveaux Länder » [5], où le coût de la vie est certes souvent plus bas, on constate que cette grille salariale est appliquée avec cynisme jusque dans le cœur de Berlin, jusqu’au bord de l’ancien mur, puisque les salariés du centre commercial flambant neuf de la Leipzigerplatz se sont mis en grève dès l’ouverture pour protester contre ces pratiques indignes. (...)
D’une certaine manière, chacun cherche son mur. Beaucoup de pays européens ont intérêt à emboîter le pas de ce qui peut s’apparenter à un révisionnisme historique : la chute du mur et sa rhétorique simpliste sont le tapis commode sous lequel chaque pays va pouvoir cacher la poussière de ses insuffisances, à grand renfort d’affirmations émouvantes. Parler avec emphase de la nécessité de défendre la démocratie contre les attaques dont elle est l’objet relève moins de l’éducation civique que d’un message aux peuples pour entretenir la peur. (...)
Il est à craindre qu’en fait de liberté, on ne célèbre ce 9 novembre à Berlin que la victoire des gouvernements contre les peuples. Heureusement, la célébration ne dure que trois jours. Une fois envolés les ballons de la Lichtgrenze, la vie reprendra ses droits. La résistance, toujours très forte à Berlin, aussi. Les images toutes faites et les symboles creux, qui servent à soumettre les peuples au nom d’une bonté qui n’est qu’un des masques de la soumission, s’épuiseront fatalement à force de contre-feux venus des militants, des artistes, bref des citoyens. (...)