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« La Vie : mode d’emploi critique » - entretien avec Didier Fassin
Article mis en ligne le 14 février 2018
dernière modification le 13 février 2018

Didier Fassin vient de publier La Vie. Mode d’emploi critique, où il réfléchit à la manière de rendre compte du traitement inégal des vies humaines dans les sociétés contemporaines, à partir d’enquêtes de terrain qu’il a réalisées principalement en France et en Afrique du Sud et de concepts élaborés par des philosophes.

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Didier Fassin : La notion de vie, dans ses multiples acceptions, peut généralement être appréhendée sans peine par tout un chacun, même dans ses usages métaphoriques : la vie d’un homme célèbre ou d’un personnage de roman, la vie d’une cellule ou d’une plante, mais également le cadre de vie, le niveau de vie, les choses de la vie. Cependant, dès lors qu’on veut cerner de près ce qu’est la vie, on se heurte à cette polysémie, et notamment à cette tension, soulignée par Hannah Arendt, entre la vie en tant qu’elle va de la naissance à la mort et la vie en tant qu’elle est pleine d’événements qu’il est possible de raconter pour leur donner sens. Autrement dit, entre le biologique et le biographique. Les philosophes ont, d’Aristote à Hegel, tenté de penser ensemble, avec plus ou moins de bonheur, cette double dimension. Les anthropologues et les sociologues, de leur côté, se sont souvent servi de la vie des membres des groupes qu’ils étudiaient comme matériau empirique pour traiter de multiples objets, tels que la parenté, la religion, la maladie, le travail, la famille, la sexualité, mais sans accorder une place particulière à la vie en tant que telle. (...)

la vie n’est pas pour moi un objet comme un autre. Il y a, dans les rencontres que mes travaux sur quatre continents m’ont permis de faire, dans les vies que j’ai vues affectées par la maladie, la violence ou l’injustice, dans les vies dont j’ai suivi le cours ou qui m’ont été racontées, quelque chose d’à la fois impénétrable, émouvant et tragique. De mes années d’enfance dans des quartiers populaires à ma découverte du tiers monde dans les villes indiennes, et plus tard à travers mes enquêtes au Sénégal, en Équateur, en Afrique du Sud et en France, l’inégalité des vies a été une sorte de fil rouge de ma propre histoire tant personnelle qu’intellectuelle. C’est donc sous cet angle que j’ai voulu aborder cet objet si difficilement saisissable par les sciences sociales. La question des vies inégales me permettait du reste de penser ensemble les dimensions biologique et biographique. (...)

plus on descend dans la hiérarchie sociale, et plus, dans la manière dont on traite les individus, la vie physique tend à prévaloir sur la vie qualifiée. Et ce, jusqu’à ce point limite où aucune de ces deux modalités de la vie n’a alors plus de valeur, comme on le voit avec les individus qu’on laisse mourir en Méditerranée. Au second niveau, il n’existe pas qu’une éthique de la vie, celle qui nous est familière et accorde un prix élevé à la vie, au moins lorsqu’il s’agit de la vie de celles et ceux que nous pouvons considérer comme proches. D’autres sociétés ou d’autres groupes ne partagent pas ce système de valeur, et considèrent que l’on peut tuer ou que l’on peut se tuer. Je pense ici à la persistance de la peine de mort dans certains pays ou à la pratique de grèves de la faim allant jusqu’au décès. Dans le premier cas, on attribue à des individus des caractéristiques, par exemple la commission d’un crime, dont la réparation surpasse la valeur supérieure de leur vie. Dans le second cas, des individus placent une cause, par exemple l’indépendance de leur pays, au-dessus de leur propre vie. (...)