
Un peu partout dans le monde, des statues sont déboulonnées, des rues rebaptisées... À La Réunion, ces événements font écho à des problématiques plus larges liées à l’identité et la culture créole.
À La Réunion, passée en trois siècles de colonie esclavagiste à département ultra-marin, les questions de mémoire prennent un sens particulier. Sur cette ancienne terre d’esclaves, des militant·es ont mené des actions symboliques autour de la statue de François de Mahy, homme politique colonialiste du XIXe siècle. Son visage et ses mains sculptées ont été recouvertes de liquide rouge. Un peu plus loin, la plaque de la rue qui porte son nom a été taguée de noir.
En Martinique, des statues de l’homme politique Victor Schoelcher ont été déboulonnées le 22 mai, jour de commémoration de l’abolition de l’esclavage sur l’île. À La Réunion, un lycée porte son nom. Même lycée dans lequel on n’enseigne pas aux jeunes Réunionnais·es qui est cet homme, quelle est leur histoire, ni celle de leurs ancêtres.
Pourtant, ce passé colonial a laissé des traces, et cet héritage porte un poids : celui des inégalités raciales qui perdurent dans une société métissée, pluriculturelle, pluriethnique. Celui d’une culture créole sous-valorisée que certain·es s’efforcent de faire perdurer, dans toute sa richesse et sa complexité.
Pour comprendre cette complexité, il faut revenir aux origines de la culture créole, et rappeler que jusqu’au début du XVIIe siècle, La Réunion est un territoire inhabité. Avant la colonisation française, il n’existe pas de population indigène. Un élément qui, selon le sociologue réunionnais Laurent Médéa, est crucial dans la question identitaire. La population réunionnaise est d’abord composée d’esclaves venu·es d’Afrique, des Comores, d’Asie, ainsi que de propriétaires terrien·nes et d’ancien·nes maîtres·ses esclaves, auxquel·les se sont joints des fonctionnaires de l’administration française. (...)
Pour la politologue réunionnaise Françoise Vergès, militante anti-raciste et autrice de l’ouvrage Un féminisme décolonial (Ed. La Fabrique), expliquer et poser une plaque près des monuments n’est pas suffisant. « Il n’y a pas de justice mémorielle », estime celle pour qui la question ne porte pas seulement sur la personnalité érigée, mais aussi sur l’esthétique de ces statues imposées dans l’espace public. La représentation d’hommes blancs, militaires dans des postures conquérantes, triomphantes. « Toute cette esthétique très genrée qu’on nous impose dans l’espace public est liée au pouvoir, à la soumission », explique-t-elle, faisant notamment référence à la statue de Gallieni Place Vauban, à Paris. On y voit le militaire porté par quatre femmes symbolisant les conquêtes coloniales. (...)
Spécialiste des problématiques identitaires, culturelles et néo-coloniales de La Réunion, Laurent Médéa explique que les inégalités sociales et raciales sur l’île sont l’héritage direct d’un passé colonial. (...)
Laurent Médéa parle d’un « pouvoir qui s’est transmis de générations en générations ». Sur l’île, on appelle « gros Blancs » ces descendant·es de colons européen·nes ayant conservé une position sociale dominante. Auparavant engagé·es en politique, ils et elles pèsent aujourd’hui dans les cercles économiques. « On remarque, même sans statistique officielle, qui serait pourtant la bienvenue, que les disparités sociales recoupent en partie les disparités raciales héritées de la période esclavagiste », assure Sébastien Clain, fondateur d’un site sur l’histoire réunionnaise, qui milite pour que les créoles puissent s’approprier leur histoire.
L’interdiction des statistiques ethniques, à La Réunion comme dans l’Hexagone, empêche de mesurer, de quantifier ces discriminations. (...)
Derrière le mythe du vivre-ensemble et du métissage réunionnais se cache donc une réalité plus complexe. « Les Comoriens et les Mahorais sont tout en bas de l’échelle sociale. En haut, on trouve les hauts fonctionnaires, les cadres, blancs, et majoritairement métropolitains. Ici perdure le sentiment que les métropolitains décident, et que les Réunionnais exécutent », résume Laurent Médéa. Un sentiment partagé par Sébastien Clain, qui appelle à repenser les rapports entre La Réunion et l’Hexagone, « pour ne plus nous positionner en simple exécutant des ordres venant de Paris ». Ce changement peut éventuellement commencer par effacer les figures colonialistes et racistes de l’espace public réunionnais. Pour ce militant, il s’agit avant tout de dignité. (...)
avortements forcés des femmes réunionnaises pauvres et racisées dans les années 1970. (...)
Les inégalités en termes d’emplois reviennent régulièrement dans les revendications des militant·es anti-racistes réunionnais·es. Encore une fois, impossible de poser un regard chiffré sur ces discriminations. Mais il suffit de consulter quelques offres d’emploi sur l’île s’adressant directement aux zoreil·les. On y vend les bienfaits d’une vie sous les tropiques, et la prise en charge du billet d’avion depuis Paris. Alors que le taux de chômage sur l’île dépasse les 20%, les recruteurs ont les yeux tournés vers l’Hexagone.
Pour Gaël Velleyen, « il est vital que le créole soit reconnu comme une langue officielle. Le racisme systémique inscrit le créole dans un complexe d’infériorité, on est assignés à croire que ce qu’on est ne vaut rien ». (...)
Lorsqu’elle habitait encore à La Réunion, Françoise Vergès fut frappée par ce phénomène. Dans les classes moyennes, peu de jeunes parlaient le créole.« Ils nous disaient que leurs parents l’interdisaient », explique-t-elle. Une langue qui, dit-on dans certaines familles, ne serait pas valorisante dans la vie professionnelle. Alors que Françoise Vergès présentait son livre à Bordeaux l’an passé, une jeune Réunionnaise a confié à l’autrice avoir « découvert en métropole qu’elle était Réunionnaise ». « Elle ne savait pas qui elle était », commente l’historienne. « Il faut se reposer la question aujourd’hui de ce que c’est être Réunionnais. Qu’est ce que ça veut dire, à part le rougail saucisse et le zembrocal ? »