
Soumission à l’économie du marché, précarisation : un portrait à charge de l’université et des politiques qui la gouvernent.
La colère : c’est très clairement l’émotion qui domine ce livre et qui habite son auteur, Christophe Granger, historien contemporanéiste. Le livre s’ouvre significativement sur une citation de Genet : « ce qu’il nous faut, c’est la haine. D’elle naîtront nos idées ». La haine, donc, posée en exergue, comme une évidence. A la suite de cette citation, l’auteur ne cache pas sa colère et ne mâche pas ses mots. « L’université française a vécu » : telle est la première phrase de ce livre. La colère est légitime, justifiée, et d’autant plus acceptable qu’elle ne vire jamais en attaque ad hominem. L’auteur, il faut également l’ajouter, prend grand soin de citer ses sources, de proposer de riches notes de bas de page, et de mettre en œuvre une méthodologie comparatiste très pertinente – l’université française est en effet comparée à celles d’autres pays, comme l’Allemagne ou les États-Unis, et à d’autres secteurs de la société française, comme les milieux hospitalier ou juridique.
S’ouvrant sur un avis de décès, l’ouvrage entreprend ensuite de revenir sur la destruction de l’université française, comme le proclame le titre. Une destruction qui – l’auteur insiste – n’est pas un phénomène, encore moins un processus, mais un choix délibéré, le résultat d’un ensemble de politiques et de décisions. L’auteur revient, dans trois parties, sur les trois grandes tendances de cette destruction. (...)
L’université sur le marché
C’est dans le deuxième chapitre, « Liquidation totale », que l’auteur en vient vraiment au cœur du problème. De quoi parle-t-on ? D’une soumission de l’université à la logique de l’économie capitaliste et du marché du travail. La science s’efface : désormais, on raisonne en termes d’appels d’offre, de rentabilité, de flexibilité. Les cours doivent répondre aux besoins du marché, pour former de futurs travailleurs : ils doivent être utiles. (...)
on est face à une entreprise globale de dérégulation du système, qui entre en écho avec le tournant ultralibéral des années 80. Derrière, il y a une technique de gouvernement, qui brandit la crise comme une menace permanente imposant, et même exigeant des réformes – la peur, toujours, comme moyen de gouvernement... La crise joue dès lors comme le prétexte des réformes, imposant « un acquiescement dramatique au désastre présent au nom du désastre à venir » . Avec la LRU, l’État se désengage et les universités doivent s’auto-financer, ce qui leur impose de chercher des capitaux privés et de diminuer leurs dépenses.
La course à l’excellence, manifestée par les classements des universités, cache en fait une volonté de restructurer le champ universitaire sur le modèle du marché, dominé par la compétition – certains universitaires vont jusqu’à proposer le concept de « désexcellence » pour résister. On « mesure » les universités en fonction du nombre de leurs étudiants, de la taille de leurs campus, des prix remportés par les professeurs. On insiste sur le fait que les enseignements ne doivent plus fournir des savoirs mais bien des compétences, un « capital professionnel » ; les études ne sont plus un temps à part, permettant de se former un esprit critique, mais une antichambre du temps du travail. L’invasion du discours et de la logique économique se traduit également par une augmentation très sensible des frais d’inscriptions, les étudiants étant de plus en plus considérés comme des clients et les universités comme des entreprises. (...)
Appuyé sur des enquêtes récentes, l’auteur ne cesse de révéler des éléments tous plus choquants les uns que les autres : les salaires des présidents d’université s’envolent alors que de plus en plus d’universités sont en faillite, la mixité sociale s’effondre à l’université, l’Etat finance très lourdement des établissements privés comme HEC ou Sciences Po, qui font concurrence à l’université publique, et les chercheurs passent parfois plus de temps à remplir des dossiers de demande de financements qu’à faire véritablement la recherche. (...)
L’organisation de la précarité
Dans un troisième et dernier chapitre, « le purgatoire » , l’auteur revient sur la précarisation de l’université – comprenons la multiplication des emplois précaires. Partout, les universités recrutent des contractuels, temporaires, mal payés – souvent moins que le SMIC ! –, sans poste ni statut stable. Le nombre de docteurs sans poste bat des records (...)
cette situation n’est pas présentée par Christophe Granger comme une conséquence de la crise, mais comme une des conditions de la dérégulation, de la mise en place volontaire d’un système qui éclate les statuts pour mieux écraser les hommes. (...)
Pour une université « hors du monde »
L’auteur revient enfin sur les luttes étudiantes, du Chili de 2011 au printemps érable canadien. Il faut briser l’image des étudiants grévistes parce que bordéliques ou paresseux : les mobilisations étudiantes expriment un vrai « désir d’avoir prise sur les événements » . On croisera utilement ces réflexions avec l’ouvrage d’Eric Hazan sur la dynamique des révoltes, paru chez le même éditeur. Dans la conclusion, l’auteur propose plusieurs pistes pour sortir de l’impasse. Certaines sont très concrètes – fermer les classes prépas et les grandes écoles, sortir de l’obsession de l’utile et de l’évaluation, qui permettent aux classes les plus favorisées de mettre en place des stratégies d’évitement nuisant profondément à l’université – d’autres plus abstraites. L’auteur appelle en effet à inventer une université « hors du monde », qui ne soit plus pensée comme un marché mais comme une forme de vie collective ; à conquérir l’université pour en faire un « lieu perpétuellement bouillonnant de refondation de l’édifice social » . (...)