
La religion, nous dit un texte de Marx souvent évoqué, rarement lu et compris, est, entre autres formules, « la théorie générale de ce monde, sa logique sous forme populaire, son point d’honneur spiritualiste, son enthousiasme, sa sanction morale, son complément solennel, sa consolation et sa justification universelles »... Elle est « la réalisation imaginaire de l’être humain, parce que l’être humain ne possède pas de réalité vraie ». Elle est encore « le soupir de la créature opprimée, l’âme d’un monde sans coeur, l’esprit des situations privées d’esprit » et bien entendu « l’opium du peuple »... Au terme d’une relecture de ce texte, et d’un long commentaire qu’on pourra retrouver dans un livre intitulé La haine de la religion, quelques conclusions peuvent être tirées quant au regain d’athéisme agressif et identitaire auquel nous assistons au sein de la gauche française, quant à ses fondements, quant à ses fonctions. Quelques jalons peuvent aussi être posés pour une autre approche des rapports entre politiques et religions, croyances et engagements, choix et héritages... Une approche plus raisonnable (plus rationnelle aussi, tout simplement), moins belliqueuse, moins mortifère.
Une question, avec insistance, se repose : pourquoi tant de haine contre la religion ? Pourquoi tant de bêtise idéaliste et de méchanceté bourgeoise, jusque chez des marxistes ? Le voile a-t-il joué comme moteur ou comme révélateur ? Est-ce une phobie liée au foulard et à l’islam qui a soudainement rendu idéalistes des matérialistes chevronnés, ou bien est-ce à l’inverse un idéalisme déjà présent à l’état latent chez les matérialistes autoproclamés qui s’est simplement révélé à l’occasion de l’affaire Ilham Moussaïd, et plus largement à la faveur des différentes affaires de voile ? Les deux sont possibles.
Ce qui est certain en tout cas, et que mon livre prend le temps d’argumenter [1], c’est que la crispation antireligieuse dans laquelle s’est enferrée le NPA, et au-delà une bonne partie des appareils et du peuple de gauche, repose, quand elle s’autorise de Marx, sur le plus grossier des révisionnismes historiques. Ce qui est certain en d’autres termes, c’est qu’en même temps qu’une révolution conservatrice dans la laïcité et dans le féminisme, s’est opérée ou en tout cas achevée une véritable révolution conservatrice dans la marxologie, qui est entre autres choses – entre autres sales choses – une révolution idéaliste dans le matérialisme.
Ce qui est certain, enfin, c’est que dans le contexte particulier de la France des années 2010, l’analyse de Marx, une fois relue comme nous y invitaient aimablement les camarades Onfray, Morano et Filipetti, nous est au moins aussi utile pour appréhender le phénomène irréligieux que pour appréhender le phénomène religieux. Car l’irréligion, en tout cas une certaine irréligion, celle qui se porte en bandoulière – ostensiblement – dans de si larges secteurs du peuple de gauche, celle qu’on invoqua par exemple contre une Ilham Moussaïd, peut tout à fait être interprétée comme une illusion, au sens précis où Marx l’entend dans son Introduction à la critique de la philosophie du droit de Hegel : une croyance à la fois fausse (en particulier fausse sur la religion comme origine de tous les maux) et rassurante (notamment, j’y reviendrai, sur le plan narcissique).
Allez, je me lance : l’irréligion est bien en passe de devenir la théorie générale de ce monde, sa logique sous forme populaire, son enthousiasme, sa sanction morale, sa consolation et sa justification universelle – pensez à Michel Onfray. Pensez à Charlie. Elle opère bel et bien la réalisation imaginaire de l’« être-de-gauche » à l’heure où cet « être-de-gauche » semble « privé de réalité vraie ». L’irréligion est en quelque sorte le soupir du gauchiste déprimé, le supplément d’âme d’une gauche qui l’a perdue (son âme), la pensée d’une gauche qui ne pense plus, l’horizon d’une gauche sans horizon – elle est, en somme, l’opium du peuple de gauche.
Et après tout, pourquoi pas ? À chacun sa came, si on m’a bien lu. Seulement voilà, j’ai aussi souligné qu’il y a opiomanie et opiomanie, narcissisme et narcissisme. Or le narcissisme irréligieux est assez rarement, dans la France de 2013, le narcissisme de compensation du dominé, exprimant une soif d’égalité : il est presque toujours le narcissisme du dominant (...)