
1La notion d’intersectionnalité a été développée pour décrire la position de groupes et d’individus en décalage par rapport à un système de cadrage politique ou juridique. Forgé à la fin des années 1980 par la juriste américaine Kimberlé Crenshaw dans la foulée du Black feminism, le terme donne alors un nom aux dilemmes stratégiques et identitaires rencontrés dans l’espace public étasunien par certaines catégories de personnes vulnérables (initialement, les femmes africaines-américaines) subissant des formes de domination qui échappent aux grands axes déployés par les mouvements sociaux et le droit pour formuler et défendre les intérêts des populations discriminées
2 Dans de tels contextes, les travaux de recherche se réclamant de l’intersectionnalité sont confrontés à un épineux dilemme. Loin de faire pléonasme avec l’idée d’intersection, à laquelle on la réduit souvent, la notion d’intersectionnalité en est au contraire la déconstruction critique. Lorsque Crenshaw affirme, en commentant la jurisprudence antidiscrimination dans les États-Unis de la fin du 20e siècle, que l’intersectionnalité ne désigne pas la somme du racisme et du sexisme, c’est aussi bien pour braquer le projecteur vers une position jusque-là laissée invisible par le droit (celle des femmes noires) que pour critiquer la manière dont ce dernier avait construit son appréhension des discriminations racistes et sexistes à partir de cas particuliers des moins démunis au sein des catégories victimes, rendant la position des Africaines-Américaines (...)
4 Ce sont quelques-unes des questions auxquelles s’attache à répondre cet article, qui insiste sur la portée critique des théories de l’intersectionnalité. Il cherche à montrer comment, tant dans le domaine normatif que dans la description analytique, cette portée est menacée de s’annuler lorsque l’intersectionnalité se transmue en programme positif prétendant constater l’intersection sans l’interroger comme effet de pouvoir. Ce travail n’est donc pas une nouvelle synthèse sur la notion d’intersectionnalité : il oriente le regard vers la postérité critique de théories qui ont pris pour cible la prétention à l’universalité portée par les luttes politiques de leur époque et ont ainsi cherché, sous le vocable de l’intersectionnalité, à désigner des problèmes plutôt qu’à formuler des solutions. (...)