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l’ Humanité
L’instrumentalisation de l’humain par le marché
Par Marie-Jean Sauret psychanaliste professeur de psychopathologie clinique à l’université de Toulouse-Le Mirail
Article mis en ligne le 10 mars 2009

La réforme des universités participe d’une mutation plus ou moins insidieuse des savoirs dans le monde contemporain. Avec l’épuisement des ressources naturelles, la limitation des objets manufacturés du fait du caractère finalement non extensible de l’industrie, l’épuisement du capitalisme financier, il convient de mettre sur le marché tout ce qui est commercialisable : des biens hier inaliénables sont aujourd’hui au coeur des nouvelles tractations – écologie, organes humains, culture, et donc savoirs. La mise du savoir sur le marché suppose son formatage et son adaptation au capitalisme : il doit être « excellent » et utile.

L’humain est ainsi fabriqué qu’il se demande ce qu’il est et quel sens ont sa vie et l’univers qui l’entoure. De la réponse à ces questions dépend la façon d’habiter le monde avec ses semblables. Or le discours capitaliste privilégie la seule rationalité scientifique, disqualifiant tout autre type de savoir, excluant les questions existentielles C’est cette disqualification qui caractérise le scientisme, l’idéologie qui préside à la réforme des universités enrôlées par le néolibéralisme. L’embêtant c’est que ce dernier suscite ainsi une nouvelle anthropologie : l’humain est réduit à ce qu’il est de calculable, les rapports sociaux s’évaluent en termes d’échanges marchands. Il y a belle lurette que les disciplines académiques se sont mises au service de cette anthropologie : ainsi des psychologies qui ont promu l’évaluation de l’intelligence en termes de quotient intellectuel et d’âge mental, c’est-à-dire en termes d’aptitude à accumuler des connaissances ; ainsi de la réduction de la mémoire aux capacités de stockage ; ainsi du fonctionnement psychique identifié à celui d’un ordinateur digital ; ainsi de la parole restreinte aux dimensions de la communication, etc. Et l’université s’est organisée pour dispenser, hier, des « unités de valeur », aujourd’hui des « modules »… Christian Laval a pu attribuer à cette fabrication d’un « homme économique » l’échec de la prédiction de Marx relative à l’effondrement du capitalisme (du fait de ses contradictions) : en cas de crise, ceux-là mêmes qui en sont les victimes (nous aussi !) volent au secours du système auquel ils sont « adaptés » !

L’actualité fait ses choux gras d’un concours international qui a vu se mesurer des élèves de différents pays dans les disciplines scientifiques : la performance serait un critère de l’excellence de la formation. L’évaluation s’effectue sur le modèle des jeux télévisés. Mais aucun prix Nobel n’a jamais brillé dans ce genre de concours. Être premier en classe ne dit pas ce que chacun fera du savoir dont il aura à se servir. Parmi les « savants », certains témoignent avoir été en échec scolaire dans leur enfance : celui-ci n’est pas strictement déterminant de leur « destin » (voir Chagrin d’école, de Daniel Pennac. En cette rentrée, les effectifs de psychologie ont baissé, semble-t-il, de près de 20 %. Sans doute faut-il y voir pour une part un effet des critiques parfois injustes adressées à cette discipline : inutile et « sans débouchés professionnels ». Il me semble y lire aussi et plus précisément une expression de la mutation que j’invoque. Il y a quelques années, nombreux étaient les étudiants qui s’inscrivaient dans les sciences humaines en attendant de « savoir » vers quoi s’orienter : ils avaient la conviction qu’ils apprendraient au moins « quelque chose » qui les concernerait personnellement. Cette conviction d’un savoir sur le sujet, distinct de l’explication, est en passe de s’effacer : les étudiants en psychologie sont de plus en plus nombreux à vouloir devenir des « ingénieurs » de l’âme, des « profilers », voire des techniciens du néolibéralisme. Les rares psychologues qui ont obtenu un prix Nobel ont obtenu ce que l’on appelle le Nobel d’économie ! Cette conception déterministe de l’humain facilite son instrumentation par le marché, que ce soit comme serviteur ou objet lui-même (exploitation de la force de travail, trafic d’organes, esclavage, prostitution, etc. —jusqu’à tout ce que résume la terrible expression de « capital humain »). Ce sont de pôles d’excellence que sont sortis les rapports « démontrant » la détermination « bio- psycho-sociale » de la délinquance, de la pédophilie, de l’homosexualité : c’est appuyé sur cette science-là que le président peut décréter qu’il n’y a pas de crise sociale des banlieues, mais seulement des voyous (des malades).

Sans doute les universités constituent encore des lieux de résistance au réductionnisme, développant l’esprit critique dans toutes les disciplines. Et c’est sans doute trop. La difficulté, c’est que les universitaires appartiennent au monde qu’ils combattent parfois. Et c’est sans plaisir que je constate qu’ils mettent eux-mêmes en avant les critères d’excellence, d’évaluation, les « impact factors », qui témoignent de leur capture par l’idéologie dominante. Je suis contre la LRU. Mais je ne signerai pas davantage le manifeste « Sauvons la recherche », tant qu’il ne fera pas une place explicite au sujet et aux disciplines qui le servent : s’il n’y a de science que du général, il convient de ne pas oublier que ce qui définit l’humanité c’est précisément d’être composé de singularités irréductibles les unes aux autres. Une autre politique est à construire, à partir de ce constat…