
Avec l’irruption de l’inflation s’engage une nouvelle phase de la crise du capitalisme. Désormais, celle-ci semble totale et multidimensionnelle. En trouver l’issue sera de plus en plus complexe.
Pendant que l’exécutif français parle de « plein emploi » et de « croissance », la situation économique mondiale se dégrade à vue d’œil. Or, cette dégradation pourrait bien ne pas être qu’un simple « trou d’air » conjoncturel mais engager une crise systémique, profonde et multidimensionnelle. (...)
La chute est particulièrement vertigineuse dans le secteur des services, qui semble donc rattrapé par la crise, tandis que l’indice de la production manufacturière passe en territoire de contraction, à 49,3 en juin, contre 51,3 en mai. C’est la première fois depuis la première vague du Covid voici deux ans. Quant aux attentes concernant le reste de l’année, elles reculent pour revenir à leur niveau d’octobre 2020 dans les services, et au niveau de mars 2020 dans l’industrie. (...)
La zone euro n’est pas isolée. Aux États-Unis, le consensus des conjoncturistes est aussi en train de se retourner. Désormais, la récession des deux côtés de l’Atlantique semble extrêmement probable. (...)
Un voile sombre s’est donc abattu sur l’économie mondiale. Il est désormais bien loin le temps où Bruno Le Maire, enivré par les « 7 % de croissance » de la France en 2021, évoquait avec gourmandise, en parlant du budget 2022, du « premier [d’une] décennie de croissance durable ». Le rêve de nouvelles « roaring Twenties », cent ans plus tard, qu’ont longtemps caressé en esprit l’hôte de Bercy et une grande partie des observateurs politiques, semble se dissiper. Sans surprise, puisque l’état du capitalisme avant la pandémie était déjà préoccupant et que cette dernière n’a fait qu’ajouter des difficultés. L’effet rebond a pu, un temps, faire illusion, mais lorsque les nuages de cette reprise disparaissent, le tableau est très préoccupant.
Une crise totale et multidimensionnelle
Car la crise qui commence prend une tournure très particulière. Ce n’est pas seulement une crise conjoncturelle de plus, c’est bien plutôt une crise globale du capitalisme qui se poursuit et s’approfondit. (...)
cette nouvelle crise présente des aspects divers qui touchent à des secteurs différents de l’économie mondiale. (...)
C’est une des différences fondamentales avec les crises précédentes. En 2000, une bulle financière particulière, celle de la technologie, avait éclaté. En 2008, c’est l’ensemble du secteur financier qui avait explosé. En 2010-2013, la crise avait atteint la dette souveraine européenne. En 2014-2015, c’est la Chine qui avait été au cœur de la tourmente. À chaque fois, la crise avait eu, évidemment, des répercussions plus larges, mais il avait été possible de « contenir » ses effets en s’attaquant aux causes. (...)
Mais cette fois, la crise est très différente. Elle regroupe les caractéristiques de toutes ces crises, et même d’autres, en une seule. On y trouve une crise inflationniste comme dans les années 1970 ou au lendemain des deux guerres mondiales, qui a la particularité d’être renforcée par des tensions géopolitiques, couplée à un éclatement de la bulle financière (le Dow Jones a perdu 14,7 % depuis son plus haut, le S&P 500 a perdu 19,8 % et le FTSE londonien 19 %), comme en 1987 et 2007.
On trouve aussi un krach technologique, avec l’effondrement des cryptomonnaies, comme en 2000, et des signes de tensions sur les écarts de taux de la dette souveraine de la zone euro, comme en 2009. Enfin, comme en 2015, la Chine est en phase de ralentissement, avec une crise majeure de l’immobilier, alors que de nombreux pays émergents sont déjà dans la tourmente. (...)
Là où la difficulté est exacerbée, comme le montre Adam Tooze, c’est que tous ces symptômes sont liés. La nature particulière de la reprise post-Covid, à la fois vigoureuse et marquée par des rebonds épidémiques importants, a mis à mal les chaînes de production, faisant émerger une inflation renforcée par la guerre en Ukraine. L’inflation elle-même met à mal la demande des ménages occidentaux et menace en retour la croissance de ces pays, mais aussi de la Chine, alors même que les banques centrales envisagent de répondre par des hausses de taux venant accroître encore les pressions sur la croissance et la fragmentation de la zone euro.
Dans un tel contexte, le krach financier est inévitable, non seulement parce que la réaction des banques centrales risque d’ôter la matière première à la bulle et d’assombrir les perspectives de rentabilité du capital. Cela risque, in fine, de fragiliser les banques et l’ensemble du secteur financier. À cela s’ajoute le fait que la pression inflationniste relance partout les luttes sociales pour les salaires et que, désormais, les risques de pénuries sont présents dans de nombreux pays.
En définitive, ces tensions menacent d’entretenir les frictions géopolitiques car les gouvernements sont toujours tentés de relancer les conflits lorsque les crises économiques sont insolubles et les tensions sociales élevées.
Les origines de la crise
Comme le souligne Olivier Passet, le simple parallèle avec les crises précédentes risque de ne pas être d’une grande utilité. Mais il existe aussi une continuité entre les dernières crises. La crise actuelle doit donc être comprise comme une étape d’une crise plus vaste. Tout se passe comme si les tentatives de stabiliser le système au cours des cinq dernières décennies venaient ensemble prouver leur échec en ce moment et nous en présenter la facture.
Pour bien mesurer la situation, il faut donc aussi saisir les grandes tendances du capitalisme qui y ont conduit. Ne la voir que comme la conséquence de faits « externes » au système, comme la crise ukrainienne ou le Covid, est une erreur majeure, dans la mesure où ces deux événements s’inscrivent dans la crise multidimensionnelle du système. On sait que la surexploitation de la nature favorise les zoonoses et que la guerre ukrainienne s’inscrit aussi dans la crise de l’économie russe. De plus, ces événements ont agi comme des révélateurs et des accélérateurs des dysfonctionnements précédents du système capitaliste. (...)
De ce point de vue, on peut définir trois sources majeures de la crise systémique qui se sont développées depuis les années 1970. Le fondement du problème du capitalisme, c’est la pression à la baisse sur la production de profits qu’induit un ralentissement vertigineux des gains de productivité depuis le milieu des années 1960. À l’exception de la fin des années 1990, le mouvement n’a cessé de s’aggraver et la pandémie l’a encore accéléré. Sans gains de productivité, la création de profits est plus difficile.
C’est ainsi qu’il faut comprendre les stratégies de pression sur le monde du travail, soit par la modération salariale, soit par la délocalisation vers des emplois moins chers (laquelle assure par le chômage la modération salariale). L’autre stratégie est la financiarisation accrue de l’économie, où les profits peuvent être réalisés sans passer par le travail productif. Dans ce domaine, le capitalisme contemporain est allé très loin et a été soutenu à plusieurs reprises par les autorités publiques et monétaires.
On doit ajouter deux autres stratégies : l’accroissement du domaine du marché, permettant de créer de nouvelles sources de profit par les privatisations ou la sous-traitance, et le soutien direct ou indirect de l’État par les baisses d’impôts ou les subventions.
Cette stratégie a permis de contrer pendant quelque temps la pression sur les profits de la baisse des gains de productivité du travail. Mais, progressivement, les effets de ces stratégies se sont épuisés les uns après les autres. La financiarisation a enfanté des monstres comme les cryptomonnaies, alors même que le secteur financier dépendait exclusivement du soutien des banques publiques. L’exploitation accrue du travail trouve désormais ses limites. Le phénomène de la « grande démission » a commencé à la fin des années 2010 et, aux États-Unis comme ailleurs, le chantage à l’emploi commence à trouver des limites.
D’autant que, dorénavant, la mondialisation est en crise (...)
La crise actuelle n’est plus alors seulement totale et multidimensionnelle, c’est aussi une impasse, précisément parce qu’elle est systémique. Toute tentative de « solution » est dès lors confrontée à ce cœur de la crise systémique qu’est la question de la productivité.
Laisser filer l’inflation ou relever les taux ?
Dans sa vidéo, Olivier Passet défend l’idée intéressante que chaque crise est résolue par une « transgression ». Cette fois-ci, il s’agirait d’accepter une inflation durablement plus forte qui permettrait d’investir et de réaliser la transition écologique. L’idée est riche a priori : l’inflation permettrait de soutenir les profits et donc l’investissement et les salaires. Ce serait une réponse à la double crise sociale et politique.
Oui, mais voilà. Cela ne fonctionne que si l’investissement s’accroît et relève la productivité. Or, dans le cadre du phénomène de rente que l’on a décrit plus haut, l’intérêt de l’investissement est très incertain, d’autant que, dans cette option, les marchés financiers redeviennent soutenus et sont plus attractifs que l’investissement productif. Il est, par ailleurs, possible qu’il soit très difficile structurellement d’inverser la tendance à la baisse des gains de productivité.
Mais avoir de l’inflation durable sans gains de productivité est un cocktail explosif sur le plan social parce qu’il ferait peser le coût des prix sur les salaires. Le capital ne saurait, dans ces conditions, accepter une indexation des revenus du travail sur les prix : ce serait renoncer aux profits. Une inflation durable élevée conduirait alors nécessairement à une baisse de la demande des ménages et des entreprises, alors même que cette demande est structurellement faible depuis des années. On n’échapperait pas, par conséquent, à une crise violente et à un nouveau décrochage de la croissance. (...)
L’exemple de 2007, où la communauté économique se montrait optimiste sur le contrôle de la crise des subprimes, montre combien le discours rassurant de l’économie orthodoxe est surtout un signe de déni et ne doit guère faire illusion.
L’impasse qui s’approfondit
Ce qui est frappant, c’est que les outils utilisés jusqu’ici pour lutter contre les crises conjoncturelles sont singulièrement émoussés. On a vu les impasses de la politique monétaire, mais les subventions massives de l’État au secteur privé seraient également une impasse, dans la mesure où elles impliqueraient des coupes dans les budgets sociaux (pour « rassurer » les marchés sur la « soutenabilité de la dette »), alors même que les niveaux de vie sont durement touchés par l’inflation.
C’est d’ailleurs ce type de phénomène que l’on constate en France, où le gouvernement annonce de nouvelles « réformes » pour maintenir son niveau élevé de soutien au secteur privé. Cela ne peut que conduire à un affaiblissement économique général.
Enfin, il ne faut pas compter, comme en 2000 et 2008, sur le soutien chinois à l’économie mondiale. Le ralentissement structurel chinois, au-delà même de l’effet Covid, est une réalité et le pouvoir en place a davantage pour ambition aujourd’hui de limiter la casse que de relancer.
La priorité est plus à une forme de stabilisation pour éviter les erreurs du passé. Car les relances de 2008 et 2015 ont plutôt affaibli l’économie chinoise, notamment en créant un surinvestissement et une bulle immobilière. Désormais, Pékin n’entend plus – et n’a plus les moyens concrets de – sauver le reste du monde.
C’est d’autant plus vrai que dans ce contexte de crise totale, l’heure est davantage à la compétition qu’à la coopération. (...)
Dans le capitalisme de bas régime actuel, toutes les solutions semblent donc mener à des impasses, ou plutôt à la création de nouveaux problèmes qui rendent la crise plus profonde. C’est bien pour cette raison que les sorties de crise sont de plus en plus pénibles. Depuis la fin des années 1970, la tendance de croissance du capitalisme n’a eu de cesse de se réduire à chaque crise. (...)
Dans ce contexte, la seule réponse permettant de sauvegarder la création de valeur du capital est la surexploitation du travail. Comme les ressorts de la mondialisation sont usés et que les revendications salariales renaissent, la réponse ne peut être qu’une dégradation des conditions de travail et une nouvelle répression politique du monde du travail.
Mais la réponse sera aussi à chercher sur le plan environnemental. Cette nouvelle crise ne peut qu’inciter à une nouvelle surexploitation et marchandisation de la planète, y compris pour de pseudo-raisons écologiques. Là encore, la crise ne peut que s’approfondir.
Cette crise totale et multidimensionnelle semble ainsi sans issue réelle. La multiplication des crises depuis 20 ans est d’ailleurs le signe d’une fragilisation à grande échelle du système dans son ensemble. Le stade qui semble être atteint est celui d’une forme de généralisation de la crise. Quelle que soit son issue conjoncturelle, elle va pour durer. La solution est donc bien à chercher dans un processus profond d’affranchissement de la loi de la valeur et de la marchandisation du monde.