
Il est donc devenu évident que l’évolution de l’espèce humaine se distancie chaque jour davantage de son équipement originel (la biologie et le génome notamment) car elle est de plus en plus dépendante de suppléances techniques et artificielles. Bien sûr ce constat du divorce entre nature et culture n’est pas nouveau car il est lié au processus même de l’hominisation : le premier galet taillé par la main de l’homme était déjà une pierre de culture dérobée à la nature et jetée dans son jardin.
Il n’en demeure pas moins que jusqu’au XVIII ème siècle il n’y a pas eu de coupure bien nette entre une conception de la nature reliant logos et techné car beaucoup de scientifiques qui contribuaient alors à la découverte du monde naturel étaient aussi inventeurs, philosophes, théologiens, voire alchimistes. Or aujourd’hui on ne voit pas comment le fossé pourrait se combler entre une nature dont nous nous sommes distanciés, avec tous les risques majeurs que cela comporte pour l’avenir, dont celui d’écocide, et une culture qui s’est elle-même coupée du logos pour se réduire à une technique sans éthique, dans le contexte d’effacement d’une spiritualité qui fût longtemps la pierre de touche des différents champs de la connaissance.
(...) c’est le désir faustien de jeunesse éternelle, ou plutôt celui de la puissance prométhéenne qui accompagne l’humanité depuis toujours, même si les technoprogressistes semblent méconnaître qu’après avoir volé le feu sacré de l’Olympe (donc le savoir divin, tel l’ arbre de la Connaissance dans la Genèse) Prométhée sera enchainé sur les monts du Caucase pour avoir le foie dévoré par un aigle avant de finir comme un forçat en traînant sa chaîne reliée à un rocher. Aussi peut-on dire que ce Titan, véritable prototype de l’ « homme augmenté » est au final un être singulièrement diminué. (...)
En réalité les prophètes utopistes du transhumanisme appellent de leurs vœux un changement de civilisation mortifère visant à transformer des humains pourvus de conscience et d’intériorité, c’est-à-dire de profondeur et de spiritualité, en robots au psychisme formaté dotés de possibilités uniquement fonctionnelles : rapidité, efficacité, performances, comme s’il n’existait aucune différence entre l’aptitude au calcul, qui est pour eux la seule forme d’intelligence, et le fonctionnement réel du cerveau humain caractérisé par la plasticité et ses capacités associatives. Enfin débarrassés de l’intériorité, et de toutes ses complications inutiles (émotions, désirs, créativité, conscience, réflexion, imagination, croyances, sexualité, empathie, rêves), ces nouveaux prophètes du béhaviorisme imaginent un monde qui pourrait pratiquement se passer de langage pour seulement réagir à des signaux dépourvus d’intentionnalité sur le mode simpliste des ordinateurs. A terme, la perte du langage ou son remplacement par une novlangue, qui se développe déjà sous nos yeux, entraînerait une disparition progressive de la pensée qui faciliterait l’exercice du pouvoir comme dans « 1984 » de George Orwell (...)