
L’homme, c’est l’animal humain, est-il affirmé ici. Ce qui le différencie des autres animaux est-il pour autant simplement naturel ?
Voici deux ouvrages, l’un d’un philosophe écossais consacré, aujourd’hui âgé de plus de 90 ans, connu du public français pour un ouvrage d’éthique très commenté, Après la vertu, l’autre d’une jeune philosophe française tournée vers la philosophie analytique. Tous deux entendent reconsidérer nos concepts d’homme et d’animal à la lumière des recherches en éthologie, qui se sont accumulées ces dernières décennies, et dont les résultats sont aujourd’hui nombreux et convergents. Tous deux jugent que le partage traditionnel entre l’homme et l’animal, partant, entre la culture et la nature, est aujourd’hui obsolète. Pour tous deux, l’homme, c’est l’animal humain, et dès lors, s’interroger sur ce qui le différencie, c’est nécessairement considérer ce qui le distingue en tant qu’animal des autres animaux.
L’homme appartiendrait donc, de part en part, au règne animal. Il ne serait pas même un animal très spécial, mais simplement un animal particulier, soit un vivant défini par son genre prochain, qu’il partage avec les espèces les plus voisines, et par les différences spécifiques qui le distinguent des grands singes anthropoïdes. Ainsi, il ne devrait plus être question d’opposer l’homme à tous les autres animaux pris en bloc, mais de le comparer seulement aux espèces les plus proches (...)
Au sein de ce nouvel imaginaire, le point de vue éthique prédomine et inspire un militantisme animaliste mû par la défense des « droits des animaux ». Mais cette perspective pratique est inséparable d’une révision théorique de notre conception de l’homme comparativement à l’animal. C’est le plan sur lequel se situent nos deux auteurs.
Proximité de l’homme avec les autres animaux
Il semble donc entendu, aujourd’hui, que les certitudes acquises sur ce qui sépare l’homme de l’animal ne sont plus de mise et que, par suite, notre schéma conceptuel à ce propos doit être révisé en profondeur. C’est le cas, en particulier, de la théorie cartésienne de l’animal-machine, la plus scandaleuse pour l’opinion contemporaine. Toutefois, peut-on penser, c’est une chose que de vouloir intégrer les résultats novateurs des sciences de la nature sur les sociétés animales, ce que, en effet, la philosophie se doit de faire, c’en est une autre que de remettre en cause radicalement l’idée même d’une singularité foncière de l’homme comparativement aux autres animaux et, donc, le contraste entre culture et nature. Aucun doute qu’une reprise à nouveaux frais des distinctions héritées est à la fois nécessaire et fructueuse. Mais il semble également assez clair que bien des idées et opinions qui s’expriment actuellement sur le sujet relèvent plus de l’idéologie que d’un travail conceptuel rigoureux et d’une réflexion sereine. (...)
Tous les deux entendent, sur la base de travaux éthologiques de référence, l’un sur les dauphins, l’autre sur les chimpanzés, convaincre leur lecteur qu’il existe une forte continuité entre l’homme et les animaux, tout particulièrement, souligne MacIntyre, les espèces animales intelligentes. Qu’est-ce que peut un animal ? faut-il demander à la lumière de ces études. (...)
MacIntyre affirme que les dauphins partagent beaucoup plus avec les hommes qu’on ne l’a longtemps pensé. (...)
Les objets de leur environnement feraient sens pour eux et il serait légitime d’attribuer aux dauphins non seulement des désirs et des émotions, mais aussi des croyances et des raisons d’agir à leur égard. (...)
Les philosophes du XXe siècle, soutient-il, ont en général accordé une bien trop grande importance au langage dans leur définition de l’humain. Ceci les aurait rendus aveugles à l’enracinement des performances cognitives des hommes dans celles des animaux. L’intelligence humaine, ses principales facultés, à commencer par la rationalité, sont, selon lui, ancrées dans son animalité. Elles sont fondamentalement celles d’un animal doté d’un corps ayant à évoluer dans un milieu naturel, qui partage, de ce fait, ses compétences de base avec les autres espèces.
Le Goff insiste, elle, de manière très semblable sur la proximité de l’homme avec les autres animaux. Il n’existe, pas plus pour elle que pour MacIntyre, de coupure entre les deux, mais une essentielle continuité. Les différences, parfois considérables, ne sont pas néanmoins radicales, affirme-t-elle. L’auteure pointe d’autres aspects de ce voisinage. Elle met en avant l’existence d’une subjectivité animale (...)
Pour un naturalisme pluriel : ‘seconde nature’ et ‘formes de vie’ (...)
Pour concevoir la différence radicale de l’homme sans le faire sortir pour autant du règne de la nature, McDowell introduit le concept de « seconde nature ». L’expression n’est certes pas nouvelle, mais McDowell se propose d’en renouveler le contenu. La seconde nature désigne, traditionnellement, l’existence humaine pour autant qu’elle se déroule sur la base d’habitudes acquises qui, intériorisées, font penser et agir presque mécaniquement, comme si, donc, c’était naturel. Ce n’est alors qu’une métaphore. L’originalité de McDowell est, à cet égard, de prendre au pied de la lettre l’expression, car, fait-il valoir, c’est naturellement que les êtres humains développent les facultés et compétences qui sont caractéristiques de sa manière d’exister. Le propre de l’homme, soutient-il, est qu’il accède à « l’espace des raisons », en lequel il ressaisit et vit l’ensemble de son existence, de la simple perception jusqu’aux activités intellectuelles les plus sophistiquées. (...)
Le Goff et MacIntyre auraient dû prendre en compte les thèses émergentistes qui soutiennent que, sur la base de certains phénomènes, biologiques en l’occurrence, peuvent survenir de nouvelles propriétés. C’est, concernant les faits sociaux et historiques, une hypothèse qu’il est difficile de ne pas considérer, tant l’idée d’une proximité par continuité de l’homme avec les autres espèces est contre-intuitive. Comment, en effet, ne pas être saisi par l’évidence de la disproportion des performances et réalisations humaines comparativement à celles des autres animaux, quels qu’ils soient ? Tout semble se passer comme si la loupe de l’éthologue, capable de faire apparaître de la technique dans le bâton à fouiller du chimpanzé, un système de communication dans les sons échangés par les dauphins ou encore des rituels sociaux de réconciliation dans la régulation des conflits chez les singes, rendait aveugle aux contrastes entre ce bâton et une machine-outil, entre cette communication et le langage doublement articulé ou entre des régulations relationnelles et un système juridique. (...)