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Jef Klak
L’exploitation du moindre clic par l’industrie numérique.
« LE DIGITAL LABOR EST CONÇU POUR NE PAS AVOIR L’APPARENCE D’UN TRAVAIL »
Article mis en ligne le 8 janvier 2015
dernière modification le 5 janvier 2015

Surfer, naviguer, explorer – le temps passé par chacun d’entre nous sur Internet semble surtout relever de la découverte, du loisir et du fun. Pourtant, l’apparente générosité des entreprises du web, pourvoyeuses de contenus et d’outils dédiés à la convivialité, s’accompagne de bénéfices records et d’un marketing agressif. Ces nouvelles industries ont en effet réussi à valoriser le moindre de nos gestes sur la toile, et c’est le travail volontaire des internautes eux-mêmes qui concourt à l’optimisation continue de ces services… le tout sans rémunération.

Comment est-on parvenu à faire travailler les gens, à exploiter leur temps de travail et leur ingéniosité, sans débourser le moindre salaire ? Comment lutter contre ce nouveau type d’exploitation ? En nommant le digital labor, un nouveau champ critique apparaît, dont Antonio Casilli1, maître de conférences à l’Institut Mines Telecom, est l’un des représentants. (...)

Cela concerne non seulement la publication de contenus générés par les utilisateurs (des photos, des vidéos, des textes), mais aussi toute forme de jeu, de navigation, de bavardage en ligne qui ne serait pas reconnaissable formellement en tant que travail, et qui pourtant produit de la valeur pour les entreprises qui en profitent, presque toujours en dehors de cadres juridiques existants. Il s’agit, d’emblée, d’un travail informel, non spécialisé, d’un type nouveau qu’on n’arrivait pas à reconnaître auparavant. En effet, on a plutôt d’abord insisté sur des comportements prosociaux du Web, comme la participation, le partage et le don. On s’est concentré sur les amateurs passionnés, les « fans », animés par un besoin de mettre en commun au sein de communautés exemplaires de l’intelligence des foules.

Au milieu des années 1990, beaucoup de chercheurs voyaient le Web comme dominé par des logiques de don et de contre-don. On croyait y déceler une forme de prestation totale, caractéristique des sociétés dites archaïques. Cependant, cette approche a tendance à masquer la captation de valeur par les entreprises, par le monde du capitalisme en réseau qui compte sur la générosité des utilisateurs et leur envie de participation. On occulte donc, derrière l’envie de contribution, une forme de paupérisation de tout un ensemble de producteurs non rémunérés.

Le digital labor désigne donc des activités partagées, non spécialisées, quotidiennes, et qui concernent surtout les usagers des technologies de l’information et de la communication. Circonscrire le champ d’études n’est pas simple, car, depuis vingt ans, le débat intellectuel et la recherche universitaire ont été caractérisés par des postures qui n’avaient rien à voir avec l’objet du digital labor.

Le simple fait de reconnaître ces activités comme travaillées est problématique, parce que si l’on demande aux usagers eux-mêmes, ceux-ci n’ont généralement pas tendance à considérer ces activités comme du travail. Ils les associent plutôt au plaisir et aux activités de la vie ordinaire. Il est en effet difficile de se dire qu’on travaille lorsqu’on met à jour son profil Facebook, lorsqu’on clique sur le résultat d’une recherche Google ou qu’on tague des amis sur les photos d’une fête. C’est donc un travail qui ne dit pas son nom, et qui ne se reconnaît pas en tant que tel3.

Pour quelle raison parle-t-on alors toujours de travail ?

Tout d’abord parce que c’est une activité qui produit bien de la valeur. Ensuite parce qu’elle est soumise à un ensemble d’injonctions à la participation. En effet, une fois que vous êtes inscrit sur une plate-forme sociale, il est aujourd’hui difficile de vous en passer. La pression commerciale pour adopter une certaine plate-forme, ou celle qu’exercent sur vous vos pairs (ce qu’on appelle parfois la FOMO, la Fear of Missing out, la peur de manquer un événement social ou culturel), constituent autant de contraintes réelles qui conditionnent les usages. De plus, nous sommes désormais face à une activité qui peut être mesurée, soumise à tout un ensemble de métriques de performance (dont les métriques d’attention, de réputation, de calcul des « amis » ou de retweetage), à une mesure du temps passé sur telle plate-forme, exactement comme les activités travaillées plus classiques. Ces métriques sont ensuite utilisées pour créer des hiérarchies à l’intérieur des services. Ou alors, et ceci soulève tout un autre ensemble de questions, elles sont employées pour automatiser les tâches plus complexes et remplacer progressivement les opérateurs humains, les utilisateurs, par des opérateurs logiciels, les bots.

Un autre point essentiel concerne la précarisation de l’usager, le digital laborer lui-même, car son travail n’est pas reconnu en tant que tel. On a pu voir émerger un certain nombre de revendications, comme celles des journalistes du Huffington Post ou d’autres sites web qui refusent régulièrement de rémunérer les blogueurs, ou des recours en justice pour faire reconnaître que cette valeur mérite rémunération. (...)

Pour donner un exemple, l’algorithme de détection des spams de Gmail ne peut fonctionner que dans la mesure où un nombre important de personnes désignent un mail comme indésirable. Enfin, ces activités aident à circonscrire des segments de marché : chaque clic fait en sorte que le service qui nous trace (comme une application publicitaire installée sur un site) améliore le ciblage publicitaire.

Dans quelle mesure ce bien est-il matériel ?

Il est matériel parce que le numérique est matériel. Nous n’avons pas affaire à un monde désincarné, à un empyrée immatériel. Notre quotidien connecté est tangible, mais médié par les technologies de l’information et de la communication. Et le digital labor est matériel pour l’usager qui le réalise, en termes de temps travaillé, et de dispositifs nécessaires à son exécution, d’espaces de vie à aménager pour prendre en compte ses usages. (...)

il faut lever un malentendu sur la publicité en ligne. On s’imagine souvent qu’elle n’est qu’une version dématérialisée de l’affiche dans la rue. Cette dernière envahit peut-être votre champ visuel, mais elle ne fait que ça ; alors que la publicité de votre profil Facebook, par exemple, vous trace. C’est parce que vous avez été tracé que Facebook vous propose une publicité pour un vélo ou une couche-culotte. Mais la cohérence du dispositif va au-delà, puisque le fait de cliquer ou non sur cette publicité fournit encore de nouvelles informations. Si vous cliquez, c’est que vous êtes intéressé, attiré par ce produit, et on se servira de cette information pour mieux vous cibler dans le futur sur la base de vos préférences révélées. Si vous ne cliquez pas, il y a de fortes chances que vous ayez déjà acheté un vélo, et cette information peut à son tour être employée pour déterminer votre niveau de revenu, vos habitudes de dépenses. (...)

depuis une centaine d’années, le problème de l’aliénation est ramené à celui du bonheur : on s’imagine qu’être aliéné serait équivalent à être malheureux. Or, l’aliénation, terme marxien, n’est pas synonyme de malheur.

L’aliénation est le détachement de l’homme du fruit de son travail et, sur un plan plus abstrait, la séparation de l’homme de son essence de producteur. Dans la deuxième moitié du XXe siècle, on a assisté à une dérive sémantique du terme « aliénation », qui s’est progressivement psychologisé. (...)

on a un haut niveau d’exploitation pour un faible niveau d’aliénation. Et ce faible niveau d’aliénation vient du fait qu’on va chercher la valeur là où elle est réellement produite, c’est-à-dire dans les sociabilités ordinaires des utilisateurs d’Internet et des technologies sœurs qui les nourrissent. Le simple fait de s’inscrire à un groupe Facebook, par exemple, permet d’associer l’intérêt pour un produit (groupe de musique, Nutella, etc.) à des données géographiques ou socio-culturelles. Ces sociabilités deviennent donc le siège réel de la création de la valeur, et ce, grâce au travail cognitif, médiatisé par les nouvelles techniques d’information et de communication, qui est une mise à profit des communautés vivantes. (...)

Pour en revenir à l’aspect « exploitation », il existe des calculs visant à montrer que chaque utilisateur a rapporté 120 dollars à Facebook l’an passé. Or ces mêmes utilisateurs seraient sans doute prêts à payer effectivement cette somme pour avoir le droit d’utiliser les services de la société. Ce raisonnement tient-il debout ? (...)