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L’effondrement qui vient
Article mis en ligne le 5 juin 2016
dernière modification le 2 juin 2016

La civilisation occidentale a permis à quelques groupes humains de détenir des richesses matérielles aussi incroyables par leur ampleur qu’inutiles. C’est par le libre échange imposé aux peuples, le pillage des ressources naturelles, la marchandisation généralisée de tous les biens communs, la déification de la technique et du progrès que cette prédation a été possible. Aujourd’hui, la complexité des connexions et des interdépendances, la compétition exacerbée des humains entre eux créant des inégalités insupportables, l’accélération des destructions de notre biotope fragilisent la maison commune des vivants. Bien que nous soyons incapables de dire comment demain sera, certains d’entre nous proposent des éléments pour nous aider à comprendre, imaginer ce qu’il pourrait être ou ne pas être.

Pablo Servigne, co-auteur du livre « Comment tout peut s’effondrer » et Renaud Duterme, auteur de « L’effondrement, de quoi est-il le nom ? » répondent aux questions des Autres voix de la planète.

Qu’entendez-vous par effondrement ?

Renaud Duterme : Dans le contexte actuel, on pourrait voir l’effondrement comme une conjonction de problèmes difficiles (voire impossibles) à résoudre, le tout perturbant nos sociétés au point de remettre en cause jusqu’à notre façon de vivre. On le constate déjà avec le terrorisme, l’afflux de réfugiés, le réchauffement climatique, l’épuisement des ressources, phénomènes qui ne peuvent être résolus par la façon dont fonctionnent nos sociétés. Or, ces problèmes vont s’aggraver pour la plupart dans les années et décennies à venir. Nous nous dirigeons donc vers d’importants bouleversements, pour le meilleur ou pour le pire.

Pablo Servigne : Selon les archéologues, l’effondrement est une réduction drastique de la population humaine et/ou de la complexité politique/économique/ sociale, sur une zone étendue et une durée importante. Mais ce n’est pas une définition utilisable pour décrire ce qui est en train de nous arriver. Ainsi, nous avons choisi la définition beaucoup plus pragmatique d’Yves Cochet à savoir : une situation dans laquelle « les besoins de base (eau, alimentation, logement, habillement, énergie, mobilité, sécurité) ne sont plus fournis à une majorité de la population par des services encadrés par la loi ».

Quels sont les éléments crédibilisant la thèse selon laquelle notre civilisation risque un effondrement ?

PS : Il faut avant tout préciser que ce dont nous parlons est de l’effondrement de la civilisation thermo-industrielle, soit le monde moderne fonctionnant aux énergies fossiles. Nous avons rassemblé un faisceau d’indices et de preuves qui montrent que non seulement un effondrement est possible, mais il est aussi imminent. Il a même déjà commencé sous certains aspects (...)

(...) Par ailleurs, si nous décidons de limiter les dégâts sur la planète, alors nous sommes obligés de laisser les énergies fossiles dans les sous-sols, ce qui signifie provoquer un effondrement économique, voire politique et social. Si au contraire, nous décidons de continuer la trajectoire de notre civilisation, nous ferons basculer les écosystèmes, le climat et les autres piliers du système-Terre vers un effondrement, qui signera non seulement l’arrêt de mort de notre civilisation, mais probablement aussi de notre espèce, voire de la grande majorité des espèces vivantes. Nous découvrons alors qu’il n’y a pas d’échappatoire possible.

RD : Ce qu’il y a d’inédit dans la situation actuelle est que ces menaces surviennent de façon simultanée et, pire encore, qu’elles s’alimentent l’une et l’autre. D’autre part, nous constatons également que les contradictions de notre système économique commencent à se faire entendre, à savoir une absence de croissance, un endettement généralisé et surtout un chômage de masse structurel qui ne pourra être résolu sans des réflexions profondes en dehors du paradigme actuel. (...)

Chaque société répondra différemment aux défis (euphémisme !) qui se présenteront. Mais ce qui est important de saisir c’est l’effet domino de toutes ces catastrophes, et les effets de contagion. Une crise climatique peut aisément muter en insurrection, qui peut dégénérer en conflit armé, puis envahir une région voisine, qui à son tour vivra une famine, ce qui provoquera des ruptures d’approvisionnement dans d’autres régions du monde, ce qui déclenchera une pandémie, etc. Globalement, ce processus lent, irrégulier et hétérogène (et imprévisible !) qui s’est enclenché est ce que nous appelons un effondrement. L’ironie de l’histoire est que ce concept est d’habitude utilisé par les historiens ou les archéologues. Il est étrange de l’utiliser au présent. Mais c’est toute la beauté et l’enjeu de la collapsologie... (...)

il est clair que dans de nombreuses régions, l’effondrement est déjà en train d’avoir lieu. Parler d’effondrement à des habitants de certains bidonvilles ou à des réfugiés croupissants dans des camps aux quatre coins du monde paraîtrait pour le moins déplacé.

Je pense que ce qu’on entend par effondrement concerne avant tout les classes moyennes, quelle que soit la région du monde. C’est en effet cette catégorie de la population qui a le plus à perdre en termes de confort de vie (consommation, loisirs, logements…) car ce dernier est totalement dépourvu de résilience et d’autonomie. En quelque sorte, les plus pauvres sont déjà dans un quotidien guidé par la débrouille et la précarité. Quant aux plus riches et aux classes moyennes supérieures, leur capital leur permettrait (mais jusqu’à quand ?) de retarder les effets négatifs de l’effondrement. (...)

Justement, qu’en est-il des relations de classes au sein de cet effondrement ?

PS : Nous montrons dans notre livre que les inégalités sociales et économiques sont un facteur très important des effondrements. Plus précisément, plus une société montre d’inégalités de classes, plus elle a de chances de s’effondrer vite et de manière certaine.

RD : Cela rejoint la question précédente. Si des mondes peuvent déjà être considérés comme de fait effondrés, d’autres en revanche baignent dans une relative prospérité (sans doute temporaire), voire un luxe indécent. Or, selon moi, une des caractéristiques de l’effondrement est la privatisation progressive de tout ce qui peut l’être, à commencer par l’espace. Ainsi, on peut sans doute voir la prolifération des murs et des gated communities sur les cinq continents comme un symptôme de cet effondrement. Autrement dit, peu importe que tout aille mal tant que ça se déroule derrière la clôture… Il va de soi que si rien n’est fait, les années à venir vont avoir comme conséquence de restreindre toujours plus le nombre de privilégiés, sans doute celles et ceux qui seront d’ailleurs les plus responsables des catastrophes à venir…

Pouvons-nous encore éviter les scénarios d’effondrement ?

PS : Non. Ce ne sont pas des scénarios. Les populations de poissons, d’oiseaux, d’insectes s’effondrent déjà. La finance s’est déjà effondrée plusieurs fois depuis un siècle, et le prochain effondrement nous pend au nez. La Syrie, la Libye sont des pays qui viennent de s’effondrer. Plus globalement, je ne pense pas que l’on puisse éviter un effondrement de la civilisation industrielle, mais cela ne veut pas dire qu’il faut rester là à se croiser les bras. Nous avons le devoir de faire en sorte d’éviter que cela se passe de manière dramatique. C’est tout l’enjeu du mouvement de la transition. Car après l’effondrement, il y a la renaissance. Il faut la préparer dès à présent ! (...)

il serait naïf de croire que les turbulences qui balayent et vont balayer notre monde ne vont pas s’accompagner de tensions extrêmes dans de nombreux endroits. Je pense d’ailleurs que les replis identitaires sont un symptôme préoccupant de ce qu’on peut nommer l’effondrement. Pour autant, les choses ne sont pas figées et le degré de cohésion sociale dépendra de notre capacité à anticiper ces bouleversements, de façon à en atténuer les effets négatifs. Plus d’autonomie, économie relocalisée, réappropriation de nos quartiers, déprofessionnalisation de la politique, agriculture sans pétrole et décentralisée sont autant de chemins à prendre qui transformeront la perspective d’un effondrement en la possibilité de voir émerger une autre façon de vivre.

Pourquoi les pays industrialisés sont-ils les plus vulnérables à cet effondrement ?

PS : Tout simplement parce qu’ils sont les plus déconnectés du système-Terre, du sol, des arbres, des êtres vivants, du climat. (...)

RD : Le capitalisme doit avoir une place centrale dans l’étude de l’effondrement. D’une part car c’est sans aucun doute la recherche du profit à court terme qui est la cause majeure de cet effondrement et d’autre part car cette logique va pouvoir encore s’accentuer (certes dans des mains toujours moins nombreuses) suite à cet effondrement. Le problème est que ce système a une capacité d’adaptation sans commune mesure et que contrairement à d’autres systèmes (féodalisme, communisme centralisé), le capitalisme s’insinue dans tous les aspects de nos vies (ce que Polanyi appelait « la grande transformation »). De ce fait, pointer la responsabilité du capitalisme dans l’effondrement ne signifie pas pour autant qu’il existe d’autres alternatives globales sur du court et moyen terme. Cela dit, il est clair qu’une des étapes pour parvenir à un avenir post-effondrement plus positif impliquera de substituer de nombreux domaines à la logique du profit pour les restaurer dans une vision « commune ».

Comment voyez-vous l’État dans ce processus ?

PS : C’est une question fondamentale. D’un côté l’État est un super-organisme qui a sa propre pulsion de vie (son conatus, dirait Spinoza), il ne voudra pas mourir. De l’autre, les archéologues ont montré que son niveau de complexité croissant (l’administration, les armées, la bureaucratie, etc.) a un coût énergétique également croissant, ce qui rend les macrostructures très vulnérables au moment où les rendements énergétiques deviennent décroissants (où l’extraction d’énergie devient trop coûteuse). C’est précisément ce cisaillement entre une société trop gourmande en énergie et la difficulté à trouver de l’énergie bon marché qui a provoqué des effondrements au cours de l’histoire. Autrement dit, un effondrement peut être vu comme une simplification rapide de la société. L’État moderne, sans les énergies fossiles, est d’ores et déjà condamné, comme le sont nos démocraties de masse. L’enjeu de la transition est de repenser un système politique compatible avec un système énergétique et technique très faible et renouvelable (low tech). Ce n’est pas gagné ! (...)

il ne faut pas confondre technologie et énergie. Sans énergie, la technologie n’est rien. Aujourd’hui, malgré les incroyables progrès techniques, nous n’arrivons plus à extraire une quantité d’énergie croissante. Le système financier et sûrement économique va donc bientôt imploser, et risque de muter en effondrement politique et, je ne l’espère pas, en effondrement social. Les progrès technologiques n’y pourront rien, de la même manière que la technologie ne pourra « résoudre » la question climatique, ou le retour des espèces disparues. Le mythe du progrès et de la toute-puissance de la technique est encore bien ancré dans nos esprits, et c’est malheureusement un grand frein à la transition. Il l’empêche de se déployer. L’enjeu se situe donc en grande partie dans nos imaginaires...